Tchad : l’opération française Manta de 1983 et le jeu des frictions nord-sud
Ce billet est le dernier d’une série en trois volets consacrée aux rapports belliqueux de la Libye de Kadhafi et du Tchad de Hissène Habré. Laurent Touchard* revient ici sur l’intervention française Manta et les rivalités qui opposent traditionnellement le nord et le sud du Tchad.
*Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.
En dépit de la reconquête de Faya Largeau par les FANT le 30 juillet 1983, le GUNT et son allié libyen ne capitulent pas. Kadhafi aiguillonne l’ANL ("composante" militaire du GUNT) afin qu’il reprenne la capitale du BET. Dans ce but, il dépêche d’importants moyens supplémentaires, dont des chars T-55. Par ailleurs, le Guide s’installe temporairement à Sebha où est basé le commandement de la région militaire sud. De là, il peut superviser plus facilement les opérations en cours au Tchad…
>> Lire les deux précédents billets sur le même sujet :
- 1966 – 1979 : Kadhafi et Habré prennent le pouvoir en Libye et au Tchad
- 1980-1983 : de la seconde bataille de N’Djaména à celle de Faya Largeau
Vers une confrontation avec la Libye ?
Faya Largeau focalise donc toute l’attention des protagonistes ainsi que le gros de leurs forces. Une fois de plus, l’aviation et l’artillerie libyenne vont jouer un rôle crucial. "Coincés" sur des positions fixes, dans des tranchées, les soldats des FANT sont vulnérables aux pilonnages des obusiers et des lance-roquettes multiples, aux frappes de l’aviation. Même imprécis, le déluge de feu qui s’abat choque les plus braves. Pour ne rien arranger, Hissène Habré n’hésite pas à utiliser comme "chair à canon" ses troupes les moins bien entraînées, les moins bien armées ; à savoir, les "Sudistes". Il économise ainsi les Goranes des unités mobiles. Hébétés, terrorisés, les défenseurs de Largeau ne font pas le poids. En conséquence, Faya tombe une fois de plus aux mains des rebelles de l’ANL, le 10 août 1983.
La veille, l’opération Manta a été lancée par la France (encouragée en cela par plusieurs pays de l’Organisation de l’Union Africaine – OUA). Les premiers éléments du dispositif sont à N’Djaména le même jour que la chute de Faya Largeau. Manta monte vite en puissance : le 18 août, les Français sont 1 600. Six Jaguar atterrissent à N’Djaména le 21. Les Américains sont également là : 8 chasseurs F-15 Eagle sont déployés à Khartoum pour opérer au besoin au-dessus du Tchad, de même que des Special Forces à N’Djaména dont la présence est secrète. Washington promet aussi 25 millions de dollars d’aide militaire (59,8 millions en dollars 2014) à N’Djaména, notamment des SATCP Redeye et par la suite (1987), des Stinger… Kadhafi comprend le message. Quant à l’aide française, elle est évaluée au double de celle des Américains.
De la guerre aux arcanes de la diplomatie
Sur injonction de Kadhafi, le GUNT stoppe son avance en direction du sud. Comme l’écrit justement Florent Sené (Raids dans le Sahara central ; Tchad Libye, 1941-1987 – L’Harmattan) : "(…) les opérations sont gelées et le Tchad devient un autre front gelé de la Guerre froide". Non sans quelques accrochages, parfois graves : le 25 janvier 1984, un Jaguar est abattu et son pilote tué. Des escarmouches surviennent aussi entre ANL et FANT. Les uns et les autres chatouillent leurs dispositifs respectifs. Deux démarcations abstraites marquent les lignes à ne pas franchir : le 15e et le 16e parallèle.
Dans les coulisses, la diplomatie passe à l’action. Avec d’autant plus de fluidité que Paris cherche à s’extraire à moindre frais (en dépit de la perte d’un pilote et de son Jaguar) de ce complexe théâtre d’opérations, bourbier potentiel. Par chance, Kadhafi ne veut pas non plus d’une guerre avec la France. D’autant que cette dernière pourrait reconsidérer sa politique de vente d’armes à la Libye si Kadhafi "réduit la voilure" au Tchad… Un accord est trouvé le 17 septembre 1984, prévoyant un retrait unilatéral. Paris "rapatrie" Manta et les Libyens se retirent chez eux…
Jeu de dupes
Certains observateurs sont dubitatifs quant à la bonne foi libyenne. Mitterrand ne souhaite pas se poser trop de questions. Est-il totalement dupe ? L’on peut en douter : pour prémunir le retrait du dispositif Manta de toute mauvaise surprise, des forces aéronavales françaises naviguent ostensiblement en Méditerranée. Là encore, message reçu fort et clair par Kadhafi.
Toutefois, si le Guide libyen joue la prudence, il ne renonce pas. Il fait rimer cette prudence avec "patience". Ainsi, ses troupes font-elles mine de remonter vers le nord en convoi, avec force porte-chars garnis de T-55… Mais de retour en Libye, il n’est en réalité pas question une seconde. Au lieu de cela, il renforce ses positions au Tchad. Le septentrion est ainsi organisé en trois régions militaires tandis qu’à Ouadi Doum, la piste d’aviation est modernisée, aménagée (avec l’aide d’ingénieurs est-allemands).
Outre-Atlantique, Paris est l’objet de moqueries américaines : le retrait unilatéral obtenu par les "Frenchies", un succès de la diplomatie française ? L’imagerie des satellites américains prouve à Mitterrand ce qu’il en est. Coincée par l’accord de retrait, Paris ne peut faire marche arrière. Du moins, pas ouvertement. L’accent est alors mis sur la coopération militaire avec le Tchad. Les FANT reçoivent de nouvelles armes (dont de perfectionnés missiles antichars Milan), sont intensivement entraînées. La DGSE œuvre elle aussi, dans l’ombre : elle contribue à saper la cohésion au sein du GUNT.
L’OUA tente d’apaiser les ardeurs belliqueuses : en août 1985, Denis Sassou N’Guesso, président du Congo-Brazaville souhaite réunir les protagonistes de la crise tchadienne. Hissène Habré préfère haranguer deux de ses bataillons qui viennent juste d’achever leur formation au Soudan et au Zaïre. Au bilan, les Français sont là sans vraiment y être tandis que les Libyens qui ne sont pas là s’y trouvent tout de même et que les Tchadiens n’aspirent à rien d’autre qu’à éliminer leur adversaire respectif… Au sujet de la Libye, la CIA sait dès le mois de novembre 1985 que Kadhafi passera à l’attaque début 1986…
Le cas du sud
Pour l’heure, il n’a été question que du nord tchadien, de ses groupes armés fréquemment rivaux, de leurs rapports ambigus et souvent conflictuels avec la Libye, avec les pouvoirs qui se succèdent à N’Djaména. Mais nous l’avons également mentionné précédemment : le Tchad est aussi une terre de frictions entre le nord et le sud ; schématiquement, entre musulmans et chrétiens. Sous les présidents "sudistes" que sont Tombalbaye et Malloum, ces frictions n’ont rien de commun avec ce qu’elle deviennent en mars 1979 avec la chute du général Malloum. Les forces d’Habré assassinent de nombreux sudistes à N’Djaména et à Abéché, provoquant un exode massif. Lui même génère des violences dans le sud : plus d’un millier de musulmans sont ainsi assassinés.
La formation du GUNT en 1979 implique un représentant du sud en la personne du général Kamougué. Celui-ci est né au Gabon, mais il appartient au peuple Sara, implanté notamment dans le sud tchadien. Il contribue au renversement de Tombalbaye en 1975. Mis sur la touche en 1978 au moment ou Malloum choisit Habré, il s’exile dans le sud avant de revenir en mars 1979 pour se joindre à Habré et Weddeye afin de chasser Malloum. Au sein du GUNT, Kamougué occupe les fonctions de vice-président. Toutefois, désormais, les Sudistes ne dominent plus la scène politique tchadienne.
Kamougué devine que des heures sombres sont à venir pour ceux qui ont régné sur le pays durant des décennies. Il ne se trompe pas : de mars à décembre 1980, le torchon brûle entre Weddeye (président) et Habré (ministre de la Défense) dans une nouvelle guerre civile. Les Sudistes n’ont pas de place dans cet affrontement.
Sous le régime de Weddeye entre 1980 et 1982, les troupes du GUNT effectuent plusieurs incursions dans le Sud, sans grand succès face à une guérilla peu organisée mais en place. Ses éléments proviennent en partie des FAT, confusément rassemblées en un Commandement des forces unifiées. N’Djaména ne parvient pas à s’imposer. Objectif d’autant plus difficile à atteindre que l’attention du GUNT est monopolisée par les frasques de l’allié Kadhafi (projet d’unification Libye-Tchad) et par la reconstitution des troupes d’Hissène Habré au Soudan. De fait, le Sud bénéficie d’une relative tranquillité.
Codos et action politique
Tout change sous le régime d’Habré qui chasse Weddeye en juin 1982. Le nouveau président veut sécuriser l’ensemble du pays de manière à ne pas être distrait dans la lutte implacable qui l’oppose à Weddeye et, plus généralement à la Libye.
Les FAN (qui deviennent les FANT) lancent donc de nombreuses opérations dès l’été 1982 contre la sédition sudiste. Habré est aidé en cela par des groupes rejetant l’autorité de Kamougué. Ainsi ce dernier est-il contraint de s’enfuir au Cameroun en septembre 1982, son quartier-général de Moundou étant alors pris par des Sudistes dissidents. Malgré ce succès indirect, les FANT mal payés multiplient les exactions (pillages, vols mais aussi assassinats) provoquant un durcissement supplémentaire de la rébellion sudiste. Conseillé par la France, Habré finit par se montrer plus conciliant, essayant de réduire la guérilla par l’action politique plutôt que par les armes.
Néanmoins, le mal est fait. En avril 1983, N’Djaména est confrontée à une insurrection disparate avec toutefois un ennemi commun : Habré. Les "Codos" (Commandos) ravagent le sud. Kadhafi voit en eux l’opportunité d’ouvrir un nouveau "front". Il entreprend donc de soutenir les Codos via des parachutages, mais aussi par le Nigeria et le Cameroun. Le plan de Kadhafi est intelligent et Habré (ainsi que Paris) en perçoit toute la gravité. Il œuvre donc habilement pour ôter toute volonté vindicative à ses détracteurs du Sud en les achetant, en leur offrant des postes à responsabilité. En 1985, la France octroie 500 000 dollars à Habré pour payer chaque Codo qui rejoindrait les FANT… Pari en partie gagné à l’été avec environ 15 000 ralliements : si tous les Codos ne se rangent pas immédiatement sous la bannière d’Habré, Kadhafi n’aura pas réussi à ouvrir un "second front" au Sud.
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>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.
>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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