1966 – 1979 : Kadhafi et Habré prennent le pouvoir en Libye et au Tchad
Ce billet est le premier d’une série en trois volets consacrée aux rapports belliqueux de la Libye et du Tchad. Laurent Touchard commence par faire le point sur les circonstances de l’arrivée au pouvoir de Hissène Habré, sur fond d’ingérence de plus en plus forte de la Libye de Kadhafi.
*Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.
Mis à jour le 02/09.
En 1973, les forces libyennes pénètrent au Tchad afin d’y occuper la bande d’Aouzou. Kadhafi estime que cette zone de 160 kilomètres de large, à la frontière entre les deux pays, appartient historiquement à la Libye. Cette action n’est pas le point de départ des tensions entre les deux Etats, mais une étape. En effet, Tripoli porte un intérêt croissant à son voisin depuis la fin des années 1960. A cette époque, abandonnés par le pouvoir de Fort Lamy (future N’Djaména), cibles des exactions des forces de sécurité et des brimades de l’administration "centrale", nombre de Toubous s’exilent dans le sud libyen. Selon les interlocuteurs et les sources, ces Toubous ne représentent que les Tedas (qui vivent dans la zone du Tibesti) ou bien aussi les Dazas (qui vivent dans le Borkou, la zone centrale du Borkou Ennedi Tibesti – BET), également appelés "Goranes". Quoi qu’il en soit, dans le sud libyen, les réfugiés sont recrutés par d’autres "nordistes" tchadiens, dissidents au régime du président "sudiste", François Tombalbaye.
>> Lire les deux autres billets sur le même sujet :
- 1980-1983 : de la seconde bataille de N’Djaména à celle de Faya Largeau
- L’opération française Manta de 1983 et le jeu des frictions nord-sud
Ces frictions perpétuelles entre Tchadiens du nord et du sud, entre Toubous, entre clans, mais aussi entre réalités locales et pouvoir central (comme le souligne judicieusement l’universitaire Thierry Michalon) constituent parmi les facteurs principaux de l’instabilité politique tchadienne, avec un Etat qui ne représente pas la nation. Si la France soutient Tombalbaye, il le doit d’ailleurs à ces frictions Comme l’écrit Thierry Michalon, la France "(…) souhaitait maintenir les sudistes francophones et présumés francophiles, plutôt que de courir le risque de voir s’installer un régime où les musulmans (affichant de surcroît des orientations marxisantes) auraient pu attirer le Tchad vers d’autres influences." Les ambitions hégémoniques libyennes sur le Tchad s’inscriront finalement dans une logique – inverse – similaire, exploitant les frictions évoquées.
D’Idriss Ier à Kadhafi : l’évolution du soutien à la rébellion "nordiste"
Idriss Ier ne souhaite pas entrer en guerre contre son voisin. Toutefois, il doit tenir compte de deux paramètres. D’une part, il n’est pas enthousiaste à l’idée d’une rébellion nomade se développant dans le sud de son royaume. D’autre part, rappelons que les membres de sa Garde royale sont principalement des Toubous. Le souverain compte sur eux pour protéger sa monarchie contre la montée du nationalisme arabe, notamment dans les rangs des jeunes officiers de l’armée. L’exil du Derdé Kihidemi, chef moral des Toubous du Tibesti (massif montagneux du nord du Tchad), en 1966 décide finalement le roi à apporter son soutien aux rebelles toubous, sous la forme d’une aide matérielle. Il refuse toutefois de leur fournir des armes.
L’ensemble des groupes insurgés s’agglomère en une fragile organisation commune. Ainsi est créé le Front de Libération Nationale (Frolinat), en juin 1966, au Soudan. Un de ses fondateurs emblématiques, Ibrahim Abatcha meurt en 1968. Abba Siddick le remplace. Outre l’aide libyenne, le mouvement obtient également de l’argent et un soutien logistique de l’Algérie.
La révolution de Kadhafi ne change pas fondamentalement la donne pour le Frolinat. En effet, le nouveau dirigeant libyen est bien décidé à prendre pied plus au sud… Pour se faire, il mise sur le maintien de l’aide octroyée au Frolinat. Il se construit ainsi une image de pourfendeur du colonialisme (Tombalbaye étant présenté comme une "créature" de la France), de figure du panarabisme (les Toubous étant considérés comme des Arabes) et de porte-étendard l’islam (les Toubous pratiquent un islam traditionnel). Mais il mise aussi sur la nécessité pour Fort Lamy de faire appel à ses services afin de désamorcer la guérilla du Frolinat… Tombalbaye ne tombe pas dans le piège : le 27 août 1971, les relations diplomatiques entre les deux Etats sont rompues.
Jeu de dupes
Cependant, la France prend ses distances avec le président tchadien en 1971 (après avoir été engagée militairement dans la lutte contre le Frolinat). Elle l’incite à négocier avec "ses" rebelles du nord et du centre. Mécontent, Tombalbaye réfléchit : un rapprochement avec Kadhafi marquerait son indépendance vis-à-vis de Paris tout en amenant le chef d’Etat libyen à ne plus aider le Frolinat qui pour sa part éclate). Cette stratégie aboutit au rétablissement des relations diplomatiques tchado-libyennes en 1972.
De son côté, Kadhafi estime que le Frolinat est un outil intéressant (à défaut de constituer une entité combattante unie et efficace). S’il accepte la main tendue de Tombabaye en tendant, à son tour, la sienne remplie de dollars, il ne cesse pas de "nourrir" le Frolinat avec des équipements légers. Il entraîne aussi ses combattants. Par ailleurs, comme nous l’évoquions plus haut, il s’implante dans la bande d’Aouzou en 1973, violant sans complexe la souveraineté tchadienne.
En avril 1975, Tombalbaye est victime de son propre camp – les Sudistes -. Le général Malloum le remplace. La discorde n’est pas l’unique apanage des gouvernementaux. En 1971-1972, les composantes du Frolinat s’affrontent. Une scission donne naissance en octobre 1972 au Conseil de Commandement des forces armées nord (CCFAN), avec Goukouni Weddeye et Hissène Habré.
Zizanie sur zizanie
Au sein du CCFAN, des divergences apparaissent moins de deux ans plus tard, en 1974, entre les deux figures emblématiques de l’organisation, Habré étant hostile à l’occupation libyenne de la bande d’Aouzou. Ce à quoi s’ajoutent des rivalités claniques. Le CCFAN est donc, à son tour, frappé par une scission en août 1976 : Weddeye et Habré sont maintenant ennemis. La situation est alors la suivante : un Frolinat éclaté dont une des principales factions, le CCFAN est divisée entre pro et anti-Libyens. Ces derniers, sous l’impulsion d’Hissène Habré s’organisent en Forces armées du nord (FAN). Quant aux pro-Libyens, ils sont désormais rassemblés au sein du Comité militaire interarmées provisoire (CMIAP).
Tous se combattent entre eux, tout en étant combattus par les Forces armées tchadiennes (FAT) du président Malloum ! Cette même année 1976, la Libye est de plus en plus présente dans les affaires tchadiennes. La désagrégation du Frolinat en un chaos de groupes plus ou moins solides l’explique en partie. A moins de perdre totalement le contrôle, Kadhafi ne peut que renforcer son soutien aux groupes qui lui sont favorables. Présence d’autant plus marquée que Malloum demande aux Français de partir. Le général souhaite dorénavant négocier directement avec le Frolinat qu’il considère comme très affaibli. La nature ayant horreur du vide, Kadhafi s’engouffre dans la brèche. Il peut ainsi "mettre le paquet" sur le Frolinat – CMIAP en le renforçant militairement.
Pris en tenailles par le CMIAP et les FAT, Habré est défait militairement. En revanche, il s’est donné une stature politique en s’affirmant contre l’occupation libyenne. Auréolé de ce prestige, il voit Malloum (lui aussi en difficulté face à Weddeye) l’inviter à rejoindre son gouvernement après plusieurs semaines de négociations au Soudan. L’accord de Khartoum, en 1977 entérine l’intégration des FAN aux côtés des forces gouvernementales et en août 1978, Habré est nommé Premier ministre tchadien !
Pour N’Djaména
Dans le même temps, Weddeye prend l’ascendant sur ses adversaires dès 1977. Pour la première fois, il obtient de Kadhafi des armes d’appui : mitrailleuses ZPU de 14,5 mm qui peuvent être utilisés aussi bien contre des cibles aériennes qu’au sol, canons sans-recul M40A1 de 106 mm et SPG-9 de 73 mm, mais aussi des missiles sol-air à très courte portée (SATCP) SA-7, mortiers de 82 mm. Il bénéficie aussi de la puissance de feu libyenne qui intervient à Faya avec des mortiers de 120 mm et surtout, des lance-roquettes multiples BM-21.
Dès lors, l’offensive "Ibrahim Abatcha" lui permet de s’arroger une partie du BET en janvier 1978 ; environ 2 000 soldats des FAT sont tués, blessés ou capturés, c’est à dire près de 40 % des effectifs des troupes de Malloum. Celles-ci se battent mal et de l’aveu des Français sont incapables de mettre en pratique les tactiques qui leur ont été enseignées. Ce succès vaut à Weddeye, en mars, le commandement des Forces armées populaires (FAP), rejeton du Frolinat constitué pour satisfaire Kadhafi en 1977, sur la base du Frolinat – CMIAP. Très vite, sans surprise, les rivalités aboutissent à des combats entre groupes de l’organisation. Toutefois, grâce aux Libyens, aux blindés et à l’artillerie dont "hérite" le CMIAP, celui peut continuer à porter les FAP.
A N’Djaména, l’alliance par intérêt entre Habré et Malloum est de courte durée. Des tensions se font jour entre FAN et FAT (notamment la gendarmerie). En décembre 1978, une broutille se transforme en fusillade. L’orage éclate finalement le 12 février 1979, dans les rues de la capitale. Paris permet à l’aviation tchadienne d’effectuer quelques raids contre les forces d’Habré. Celui-ci réagit en menaçant de s’en prendre aux nombreux ressortissants français dans la capitale tchadienne si Paris ne met pas un terme à son soutien au profit de Malloum. Message reçu cinq sur cinq : la diplomatie française ne doute pas de la détermination d’Habré à mettre ses menaces à exécution (elle n’a pas oublié l’affaire Claustre et l’assassinat du commandant Pierre Xavier Galopin, le 4 avril 1975)… D’ailleurs, elle n’est pas mécontente de lâcher le président tchadien, de moins en moins "fréquentable".
Ces affrontements détournent l’attention des FAN et des FAT ; Weddeye et ses FAP en profitent pour avancer dans la direction de la capitale. FAP qui, entre-temps, ont perdu le soutien de Kadhafi (des affrontements armés opposant même FAP et Libyens) ! A N’Djaména… les anciens adversaires se réconcilient : FAP et FAN combattent ensemble, chassant le général Malloum en mars 1979. Des pourparlers complexes, au Nigeria (qui a d’ailleurs déployé une force d’interposition de 850 hommes à N’Djaména), conduisent à la formation d’un gouvernement d’union nationale et de transition (GUNT). Weddeye obtient la fonction de président tandis qu’Habré est nommé ministre de la Défense.
Les Libyens, eux, grignotent davantage de territoire en direction du sud, depuis la bande d’Aouzou, d’autant que Kadhafi voit d’un mauvais œil la présence d’Habré dans le gouvernement tchadien. Quant à Habré, il s’estime floué par Weddeye. Le bricolage politique ne va pas tenir longtemps.
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>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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