Mohamed Merhari : « Au début du L’Boulevard, le Hip Hop était un truc de damnés »
Le co-fondateur du festival underground le plus populaire du Maroc dresse le bilan de ce rendez-vous né d’un désir de liberté et de renouveau. La 17ème édition démarre ce vendredi.
C’est parti pour dix jours de concerts ébouriffants. Du métal, du hard rock, et plus largement des sons de toutes les cultures alternatives. Organisé par l’association EAC-L’Boulevart (Éducation artistique et culturelle), la 17ème édition du L’Boulevard s’ouvre ce vendredi à Casablanca et se prolongera jusqu’au 24 septembre.
Dix jours de fête, de compétitions musicales, de fusions, mais aussi d’expositions associatives et de street art… L’un des seuls moments de l’année où l’on voit des milliers de jeunes métalleux, percés partout et tous tout en noir, rassemblés à Casablanca, la ville où l’on a cultivé en 2003 une transgression, appelée Nayda (« Debout ! »). Né dans le sillage de l’ouverture initiée par le roi Mohammed VI, Nayda est un mouvement culturel qui a donné libre cours aux arts de la rue et à une génération désireuse de briser les tabous.
Libertaire pour certains, avant-gardiste pour d’autres, le phénomène de L’Boulevard a accompagné ce mouvement contre vents et marées. Aujourd’hui, le tandem fondateur, Mohamed Merhari, alias « Momo », et Hicham Bahou, a réussi à en faire l’un des meilleurs festivals urbains en Afrique. Pour Jeune Afrique, Momo fait le bilan.
Jeune Afrique : Après un an d’absence, L’Boulevard est de retour cette année. Pourquoi cette parenthèse ?
Mohamed Merhari : Une simple question de financement. On avait un contrat avec l’un des opérateurs marocains qui était arrivé à terme et qui n’a pas été renouvelé. Du coup, on a essayé de trouver un suppléant, mais cela a pris par le temps. En plus, on n’est pas nombreux. Nous sommes une petite équipe de huit personnes à plein temps, qui monte jusqu’à 200 entre les indépendants et les bénévoles au moment du festival.
On supervise d’autres événements de culture urbaine au-delà du festival lui-même, comme « Sbagha bagha », un projet de peintures murales à Rabat et à Casablanca. Nous avons aussi des studios d’enregistrement au Boultek, un espace dédié aux répétitions et aux spectacles.
Avez-vous l’impression d’avoir grandi au-delà de vos moyens ?
Aller plus vite que la musique n’a jamais été notre philosophie. Nous avons toujours voulu rester dans une dimension humaine. Pour remplir, il n’y a rien de plus facile que d’organiser des concerts de masse dans des espaces publics. Mais ce n’est pas notre objectif.
Nous avons un public fidèle qui nous a accompagné depuis notre début, il y a 20 ans. Il a grandi avec nous. Depuis quelques années, nous commençons à voir des poussettes dans les festivals. C’est extraordinaire de voir tous les jeunes musiciens qui ont joué au début de L’Boulevard débarquer avec leurs enfants.
La Nayda a été un mouvement artistique et non politique ou sociétal
L’Boulevard a accompagné toute une génération urbaine, la génération « Nayda » (Debout!). Que reste-t-il de cette « Movida à la marocaine » ? On a l’impression que l’euphorie de départ est retombée comme un soufflet…
Vous savez, je n’ai jamais été fan du terme « Nayda ». Je pense que si Movida urbaine il y a eu, c’était au niveau de la musique, grâce à L’Boulevard et au festival Gnaoua d’Essaouira. Ce mouvement musical a été encouragé par la presse indépendante (Le Journal, Tel Quel…) et par le cinéma, à travers le film Ali Zaoua de Nabil Ayouch. Mais il n’a pas été récupéré par les intellectuels et la classe politique.
Un essai non transformé comme au rugby. Comment expliquer ce paradoxe ?
On a beaucoup parlé de « Nayda ». Mais on ne l’a pas laissé mûrir. Notre association EAC-L’Boulevard a soutenu des sports de rue, construit des écoles, initié des mouvements artistiques dans les villes… Mais il y a comme une chape de plomb qui pèse sur la société.
La société marocaine n’est pas spécialement conservatrice. C’est la classe bourgeoise qui l’est
Le conservatisme rampant ?
La société marocaine n’est pas spécialement conservatrice. C’est la classe bourgeoise qui l’est. Le conservatisme n’est jamais là où on le pense.
Viol collectif dans un bus, attaque d’homosexuels… Les nouvelles qui viennent du Maroc ne rassurent pas…
Elles ne rassurent pas une certaine bourgeoisie vous voulez dire. Mais ces pratiques ont toujours existé. Des travestis qui se font tabasser dans la rue, il y en a déjà eu au Maroc. C’est juste que maintenant, on en parle ouvertement sur les réseaux sociaux.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas condamner ces dérives, mais je suis de plus en plus agacé par cette catégorie de gens qui ne fait que dénoncer sur Facebook sans jamais descendre sur le terrain. À plusieurs reprises, nous avons sollicité des personnes qui ont les moyens pour nous aider à construire des écoles. Elles ont refusé prétextant la crise. Et, comme par hasard, ce sont les mêmes qui dénoncent ce qui ne va sur Facebook.
Quelle est la solution ?
Le salut viendra de la société civile. Il ne viendra ni de la classe bourgeoise, qui se plaît dans son égoïsme, ni de l’État, qui est débordé. Une initiative comme l’association Bayti a sauvé des centaines d’enfants de la rue à Casablanca. L’État doit juste accompagner ce genre d’associations.
Quant à la classe politique, je m’en lave les mains. Pour tenir ce festival, la mairie de Casablanca nous a demandé de payer la location des lieux (le complexe El Amal, ndlr) alors qu’il était à l’abandon : 40 000 dirhams par jour (4 000 euros). En plus, on a été obligé de refaire les gros travaux, car le lieu n’était pas viable.
Il faut ouvrir les espaces culturels aux jeunes
Peut-être les festivals ne font-ils pas partie des priorités des islamistes qui sont à la tête de la mairie de Casablanca…
À la base, nos élus ont-ils des priorités ? J’en doute quand je vois l’état lamentable de la ville de Casablanca. Il y a beaucoup de lieux à l’abandon à Casablanca. Il faut qu’on ouvre leurs portes aux jeunes, au lieu de les laisser dans cet état.
L’année prochaine, votre festival urbain bouclera ses 20 ans. Que vous inspire cette date ?
L’Boulevard est plus qu’un festival urbain. Il a construit autour de lui énormément de formes d’expression, une véritable culture alternative. Nous avons réussi à internationaliser beaucoup de groupes marocains, porter leurs voix en Afrique et en Europe.
Il y a 20 ans, le hip hop était un truc de damnés. On suppliait presque les chaînes radios pour passer les morceaux qu’on enregistrait. Aujourd’hui, il est sur toutes les ondes. Les rappeurs se produisent devant 100.000 spectateurs. Quand on part de rien, même un petit pas est un grand pas. Nous sommes arrivés à avoir des studios d’enregistrement, une petite salle de concerts. D’autres espaces d’expression des jeunes ont fleuri à Casablanca…
Le procès des satanistes était la meilleure chose qui nous soit arrivée
En 2003, quatorze musiciens férus de heavy métal ont été jugés pour « satanisme », puis relaxés. C’est le procès qui a permis à votre festival underground de voir réellement le jour. Que gardez-vous de cet épisode ?
L’Boulevard a commencé bien avant ce procès. Mais pour être franc, je pense que c’était la meilleure chose qui nous soit arrivée. Notre festival a gagné en notoriété grâce à la mobilisation des gens qui étaient contre cette injustice.
Nous avons réussi à fédérer une cinquantaine d’associations pour libérer les jeunes métalleux, organisé des manifestations, des concerts de soutien… C’était une époque qui nous a énormément marqué.
Ne pensez-vous pas que ce genre de procès continue, mais sous une autre forme ? Les réactions sur le dernier film de Nabil Ayouch, Much Loved, sont assez choquantes…
La même chose est arrivée à nos concerts de métal. Pendant des années, nous avons reçu des menaces de mort. Certes, on en reçoit de moins en moins maintenant. Mais c’était flippant. C’est juste que l’on n’est pas allé pleurer.
Le Maroc a toujours été à double vitesse. On ne le répétera jamais assez. Il nous faut une vraie politique d’éducation et de culture.
Les musiciens actuels sont d’excellents techniciens mais de piètres créatifs
Comment comprendre qu’un festival initiateur de changement comme le votre n’arrive pas à se financer et soit obligé d’annuler certaines de ses éditions, faute de moyens ?
On ne cherche pas à avoir énormément d’argent, juste de quoi financer nos activités. Les revenus sont automatiquement investis dans nos studios du Boutlek. Nous avons reçu deux fois un financement du roi du Maroc, deux millions de dirhams à chaque fois. C’est important de savoir qu’on est appuyé par la plus haute autorité du pays. Je ne connais pas beaucoup d’hommes d’affaires qui pourraient faire pareil.
Y a-t-il une relève aux groupes qui ont marqué les premières éditions de L’Boulevard à l’instar de Hoba Hoba, Big L’khasser, Darga ?
Oui, cette relève existe, mais les groupes actuels sont plus portés sur la technique musicale que sur la créativité. Ils ont tout ce qu’il leur faut dans nos studios d’enregistrement. Absolument tout. Mais ils ont la flemme de produire quelque chose d’original. Je ne généralise pas. Mais c’est à croire que, plus on est riche, moins on devient créatif.
Pourquoi ?
On a de très bons techniciens grâce à Internet, d’excellents batteurs et guitaristes. Mais il n’y a plus cette rage de créer quelque chose de nouveau. J’ai fini par admettre que la misère est la mère des découvertes.
À part la musique urbaine, vous avez initié un autre mouvement, celui des peintures murales dans les villes. Quels en sont les échos ?
Rabat a été classée parmi les plus belles villes de street art dans le monde. Et même si elle est encore à la traîne, Casablanca est sur une bonne voie. Les habitants commencent leurs journées en regardant de belles fresques colorées sur les immeubles. C’est un grand changement. Les Marocains lambdas ont peur des galeries et des musées. Pour eux, ce sont des trucs de riches. Notre idée était de leur ramener cet art jusqu’à chez eux.
Tous les vendredis, les gens ramenaient du couscous, du thé et des galettes aux artistes de street art
A-t-il été facile pour vous d’imposer ces peintures à grands jets de couleurs auprès de la population ?
Nous avons ramené des artistes du street art du monde entier. Chaque vendredi, les gens leur ramenaient du couscous à midi. Le matin, ils avaient droit à du thé avec des galettes. Nous n’avons rencontré aucune résistance de la part des gens même dans les quartiers chauds.
Quand on prend l’avis de la population et qu’on l’associe à un projet, elle se l’approprie. Les pauvres ne sont pas insensibles à la beauté. Souvent, ce sont les riches qui sont faux dans leur relation à l’art. Je n’ai rien contre eux (Rires). Mais la stigmatisation de la population m’agace.
Vous cherchez aussi à vous diversifier en Afrique subsaharienne. Où en êtes-vous ?
Depuis 6 ans, on a un partenariat avec un festival de hip hop à Nouakchott qui s’appelle « Assalamalekoum Festival ». Il est un peu à l’image de notre L’Boulevard. Nous sommes aussi partenaires d’un autre festival à Dakar (Festa 2H). Et cette année, on en a ajouté un autre au Mali.
Pour cette 17ème édition du L’Boulevard, on a fait le choix de faire jouer des filles rapeuses du Maroc, du Sénégal, de Mauritanie et du Mali qui vont chanter ensemble. Chez nous, l’Afrique n’est pas une mode. Mais une identité.
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