Rasoanaivo : à Madagascar, « l’article 20 de la loi contre la cybercriminalité légalise la dictature »
La liberté de la presse est mise à l’épreuve à Madagascar. Après l’arrestation de deux journalistes, le 21 juillet, à suite d’une plainte déposée par un ministre malgache, c’est la loi contre la cybercriminalité, votée le 19 juin, qui suscite la polémique. Interview de Rocco Rasoanaivo, le président du Syndicat national des journalistes malgaches.
Un vent de censure soufflerait-il sur la Grande Île ? Depuis quelques semaines, le bras de fer entre les autorités malgaches et les journalistes est au cœur des débats sur la Toile. En cause : une succession d’affaires qui menacent la liberté de la presse à Madagascar.
Alors que le gouvernement malgache s’était dit prêt à négocier avec les Nations unies de la dépénalisation des délits de presse, deux journalistes de Madagascar Matin ont été incarcérés le 21 juillet suite à la plainte du ministre Rivo Rakotovao pour "diffamation et diffusion de nouvelles sans preuves". Leur tort était d’avoir publié un courrier de lecteurs qui accusait trois ministres malgaches, dont Rakotovao, de participer à un trafic de bois de rose, une ressource très rare sur l’île dont le commerce illégal est très juteux.
Tweets incisifs, éditoriaux contestataires, unes de journaux en forme de coups de poing… Les différents organes de presse ont critiqué la dérive antidémocratique du gouvernement et la sévérité d’une telle décision. Après la mobilisation des journalistes lors d’une marche blanche de soutien à leurs confrères, le président de la République Hery Rajaonarimampianina a exprimé ses regrets suite à l’emprisonnement de Jean-Luc Rahaga et Didier Ramanoelina et incité les ministres à retirer leur plainte.
Peine de 2 à 5 ans de prison
Mais la libération des journalistes n’a pas apaisé les tensions. L’adoption "en catimini" d’une loi de lutte contre la cybercriminalité le 21 juin a provoqué des remous à Madagascar. Les blogueurs ont repéré, quelques semaines après promulgation, un article qu’ils ont qualifié de "liberticide" dans le texte de la loi n°2014-006.
L’article 20 punit sévèrement l’auteur d’injures et de diffamation par voie électronique à l’égard des autorités d’une peine de 2 à 100 millions d’ariary, soit de 600 à 600 000 euros, ainsi que d’une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement. Journalistes, blogueurs ou simples citoyens ont fait part de leur mécontentement sur les réseaux sociaux.
Bientôt (ou pas) on verra à la une des médias #malagasy "X en prison à cause d’un statut #facebook/un #tweet" #cybercriminalités #Madagascar
— Eric Rasolofonirina (@mg_eric) July 31, 2014
Loi sur la #cybercriminalité à #Madagascar = volonté de museler ?
— Thierry Ratsizehena (@thierry_ratsiz) August 2, 2014
Les ministres de la Communication et de la Justice ont indiqué qu’un amendement de la loi était possible sur la base du Code de communication, prévu en 2015, mais les dispositions de la loi sont déjà en vigueur, tout comme les sanctions pénales à l’égard des citoyens. Les "plumes" malgaches se sentent donc menacées. En témoigne Rocco Rasoanaivo, le président du Syndicat national des journalistes malgaches, contacté par Jeune Afrique. Interview.
Jeune Afrique : Que reprochez-vous à l’article 20 de la loi contre la cybercriminalité ?
Rocco Rasoanaivo : Priver une personne de ses libertés pendant cinq ans à propos d’un sujet diffamatoire dépasse l’entendement. Ce n’est pas la bonne méthode pour la promotion de la vérité. La promulgation de cet article ne reflète pas les engagements de Madagascar sur les Droits de l’homme. En 2012, la Commission des nations unies sur les Droits de l’homme avait déclaré que la diffamation devait être traitée comme une affaire civile plutôt que pénale. Ici, la liberté fondamentale est bafouée. J’adresse mon refus total et catégorique à cette loi qui légalise la dictature.
Pourquoi n’avez-vous pas réagi dès la promulgation de loi, il y a quelques semaines ?
Nous avons été surpris par cette loi qui a été votée à notre insu. Il n’y a pas eu de consultation. Aucune mesure totale et préalable n’a été prise pour préparer les esprits. Les gens n’étaient pas au courant qu’elle allait être votée. Même les députés ne savaient pas qu’il y avait cet article dans la loi. Son contenu n’a rien de rassurant : il suffirait donc de porter plainte pour diffamation pour emprisonner un journaliste ? C’est un moyen pour le gouvernement de museler l’opposition. C’est pour cela que nous réclamons la démission du ministre de la Communication.
Plusieurs évènements ont menacé la liberté de la presse à Madagascar. La Grande Île agit-elle contre le droit d’informer et d’être informé ?
Les autorités locales vont à l’encontre du droit international. Il n’est pas possible de gérer un pays avec des invectives. Le parti du président (HVM) n’est que haine, violence et mensonge. Certains journalistes ont peur des dirigeants mais nous, le Syndicat des journalistes malgaches, n’avons peur de rien. Nous allons continuer à lutter contre cette loi qui représente un danger pour la presse. L’affaire des journalistes emprisonnés avait déjà mis en effervescence les médias. Nous sommes bien loin de la liberté de la presse dans notre pays. Nous avons un long chemin à parcourir. La liberté et la vérité sont en jeu : un pays pauvre comme Madagascar doit avoir une gestion publique et une administration transparentes. Mais le gouvernement est en train de bafouer notre liberté.
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Emeline Wuilbercq
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