Présidentielle turque : Erdogan, le dernier sultan

Pour la première fois, le président de la République est élu au suffrage universel direct (10-24 août). Au pouvoir depuis 2003, le très autoritaire Recep Tayyip Erdogan a toutes les chances de s’y maintenir. Jusqu’à quand ?

Inauguration d’un nouveau stade de football, le 26 juillet, à Istanbul. © Kayhan Ozer/AP/SIPA

Inauguration d’un nouveau stade de football, le 26 juillet, à Istanbul. © Kayhan Ozer/AP/SIPA

JOSEPHINE-DEDET_2024

Publié le 7 août 2014 Lecture : 4 minutes.

Istanbul, 30 juillet. En ce troisième jour de bayram (aïd) pendant lequel 7 millions de Turcs ont pris le chemin des vacances, la ville languit, écrasée sous une chaleur moite. Sur l’avenue Istiqlal grouillante de monde, l’heure est au shopping pour des hordes de touristes moyen-orientaux qui profitent des prix cassés pour dévaliser les centres commerciaux. Des matrones en burqa chaussées de Nike et souvent flanquées d’un homme maigrichon battent le pavé.

Ceux-là sont les riches, ceux dont les commerçants apprécient la présence car ils ont le chéquier facile. Dans les rues adjacentes s’entassent les pauvres, des familles entières de réfugiés syriens assis à même le sol en nombre impressionnant.

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S’il n’y avait un peu partout des affiches géantes à la gloire quasi exclusive de "l’homme du peuple" Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre depuis 2003 et qui ambitionne de diriger le pays jusqu’en 2023, date du centenaire de la République, on aurait peine à se croire en campagne électorale. Et pourtant, le 10 août (le 24, si aucun candidat n’a obtenu plus de 50 % des suffrages au premier tour de scrutin), les Turcs éliront pour la première fois leur président au suffrage universel direct.

"Les concurrents débattent de manière démocratique, c’est le signe que la situation politique s’est normalisée. En 2007, l’armée avait tenté de faire capoter l’élection [au Parlement] d’Abdullah Gül au motif que sa femme était voilée. Aujourd’hui, plus personne ne parle de ce problème", se félicite Berat Özipek, professeur de sciences politiques à l’université Ticaret d’Istanbul.

Les médias à la botte du pouvoir ?

Archifavori du scrutin (on le crédite de 52 % à 53 % des voix), l’islamo-conservateur Erdogan, dont le parti AKP a remporté huit élections consécutives depuis 2001, entend profiter de ce nouveau mode de scrutin pour transformer le régime parlementaire en régime présidentiel et asseoir un peu plus son pouvoir. Il a pourtant traversé trois crises graves en l’espace d’un an : lors du mouvement de contestation de Gezi (mai-juin 2013), lorsqu’il a été éclaboussé par un scandale de corruption (décembre 2013) et lors du drame de la mine de Soma (301 morts, mai 2014).

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"C’était la première fois depuis 2001 que le gouvernement, qui avait habilement joué sa partie jusque-là et réussi à pousser les militaires hors du champ politique, n’a vraiment su que faire, explique Roni Margulies, activiste trotskiste, journaliste et poète réputé. S’il n’est pas tombé, c’est parce que ses électeurs, cette moitié de la population conservatrice et pieuse que le système kémaliste tenait à l’écart de tout depuis quatre-vingt-dix ans, se reconnaît en lui. "Même si tout ce qu’il fait n’est pas parfait, au moins c’est le nôtre", se disent-ils."

Pour l’heure, Erdogan booste ses voix en fustigeant l’opération militaire israélienne à Gaza et promet de construire toujours plus d’infrastructures, de mosquées et de centres commerciaux. Pas facile pour ses concurrents de faire entendre leur voix. Pour la plupart à la botte du pouvoir, les médias ne leur accordent qu’une poignée de secondes, contre des heures à leur adversaire. Lequel utilise tous les moyens financiers de l’État pour ses déplacements et ses meetings.

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Malgré cela, Selahattin Demirtas, 41 ans, candidat du BDP-HDP prokurde, qui s’engage à défendre les droits des travailleurs, des femmes et des minorités ethnico-religieuses, parvient à faire une bonne campagne susceptible de séduire les électeurs les plus à gauche. Il n’est néanmoins pas sûr de dépasser les 8 % des voix : le vote des Kurdes ira sans doute pour moitié à Erdogan, qui a engagé un processus de paix dont cette minorité de 20 millions de personnes espère obtenir les dividendes (enseignement dans leur langue, autonomie régionale et égalité des droits).


Selahattin Demirtas, candidat du BDP-HDP (prokurde), en campagne. © Kurtulus Ari/LE JOURNAL/SIPA

Un profil qui ne plait pas aux milieux les plus laïques

Tout aussi mal loti en matière de couverture médiatique, Ekmeleddin Ihsanoglu, 70 ans, ancien secrétaire général de l’Organisation de la coopération islamique (2005-2013), compte pour sa part forcer Erdogan à un second tour. Unis dans leur détestation de ce dernier, les deux principaux partis d’opposition, le CHP (laïque de centre gauche) et le MHP (extrême droite), ont choisi conjointement pour candidat ce novice en politique, escomptant que son profil pieux et conservateur séduira les électeurs de droite, notamment les déçus de l’AKP, inquiets de sa dérive autoritaire et choqués par son affairisme effréné.

Mais ce même profil n’a pas l’heur de plaire aux milieux les plus laïques, qui voient en Ihsanoglu un islamiste bon teint. Une pâle copie d’Erdogan, en quelque sorte. Pourtant, malgré leurs réticences, ils voteront probablement pour lui par défaut. Le "tout sauf Erdogan" reste le seul point commun d’une opposition hétéroclite et mal organisée. En attendant, le futur vainqueur, leader incontesté d’un parti soudé, se frotte les mains.

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