L’Orient-Express, un train nommé désir

Reliant deux mondes qui ne se connaissent pas, l’Occident et l’Orient, le mythique Orient-Express nourrit bien des fantasmes. Le confinement des voitures a exacerbé la vision érotique de ce singulier « cheval de fer ».

Il était une fois l’Orient-Express, à l’IMA jusqu’au 31 août. © HORST OSSINGER / AFP

Il était une fois l’Orient-Express, à l’IMA jusqu’au 31 août. © HORST OSSINGER / AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 7 août 2014 Lecture : 6 minutes.

Connaissez-vous le One Two Two ? Sans doute pas et c’est normal : cet établissement bien sous tous rapports a fermé en 1946. Ah, ne roulez pas des yeux de vierge effarouchée, nous allons employer un vocable bien sage, quoique réservé aux plus de 18 ans. Bref, sis au 122, rue de Provence, non loin de la gare Saint-Lazare, le One Two Two était une maison close.

Oui, vous avez bien entendu, un bordel fréquenté par le Tout-Paris dans l’entre-deux-guerres et devenu l’un des quartiers généraux de la Gestapo, sous l’Occupation, avant de succomber à la loi Marthe Richard. Quel rapport, me direz-vous, avec l’exposition "Il était une fois l’Orient-Express", qui se tient à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris ? Eh bien, l’histoire de ce lieu pas comme les autres fait partie des nombreuses anecdotes rassemblées par le commissaire Claude Mollard pour accompagner la présentation, sur le parvis de l’IMA, de la locomotive et de quelques wagons d’un des trains les plus fameux, voire le plus fameux, du XXe siècle.

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Du sexe et des frissons

Analysant le huis clos de l’Orient-Express comme un "lieu érogène", Blanche El Gammal est allée pêcher dans la mémoire de Fabienne Jamet, la patronne du One Two Two, quelques précisions sur la fameuse "chambre Orient-Express", inspirée par la ligne reliant Paris à Istanbul depuis 1883.

Chacun ses fantasmes, et, pour certains, c’était le train : "La voyageuse du sleeping était peu farouche. Les inconnus lui plaisaient. Et vous n’aviez très vite plus aucun doute, elle adorait faire l’amour dans un sleeping. Au-dessus de l’étroite couchette, le mini-éclairage d’un wagon-lit mettait en lumière vos ébats, bercés par le bruit régulier d’un train en marche. Derrière la vitre du compartiment, le paysage (…) défilait de toute sa longueur de toile montée sur déroulant. Il avait suffi pour déclencher le double mécanisme d’appuyer à l’entrée sur un bouton."

Lorsqu’il eut l’idée de créer, en 1873, la société Georges Nagelmackers & Cie, qui deviendrait plus tard la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens, le Belge Georges Nagelmackers n’imaginait sans doute pas la multitude de fantasmes que son "cheval de fer" nourrirait. Il aurait même été formidablement choqué s’il avait pu lire – né en 1845, il mourut en 1905 – le roman que publia un certain G.A., en 1907.

Guillaume Apollinaire situe en effet l’une des plus mémorables scènes des Onze Mille Verges dans l’intimité d’un wagon traversant l’Europe.

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Guillaume Apollinaire, puisqu’il s’agit de lui, situe en effet l’une des plus mémorables scènes des Onze Mille Verges dans l’intimité d’un wagon traversant l’Europe. "Le prince Mony et Cornaboeux avaient pris place dans l’Orient-Express ; la trépidation du train ne manqua point de produire aussitôt son effet, écrit-il. Mony banda comme un cosaque et jeta sur Cornaboeux des regards enflammés. Au-dehors, le paysage admirable de l’est de la France déroulait ses magnificences nettes et calmes. Le salon était presque vide ; un vieillard podagre, richement vêtu, geignait en bavant sur Le Figaro qu’il essayait de lire." Poursuivre la citation serait inconvenant.

Du sexe, des frissons… Éros et Thanatos faisant la plupart du temps bon ménage, la mort s’invite souvent à bord de ce train qui se joue des frontières et relie deux mondes qui se connaissent mal, l’Occident et l’Orient. L’obscène double meurtre décrit par Apollinaire ne connaîtra en rien la gloire du best-seller d’Agatha Christie Le Crime de l’Orient-Express (1934), inspiré par les voyages de l’écrivaine qui accompagnait son mari archéologue.

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Le cinéma, né comme on sait en 1895 en gare de La Ciotat (sud de la France), éprouvera une longue fascination pour la machine de fer et d’acier transportant des centaines de passagers à travers toute l’Europe. Bien sûr, les adaptations du roman d’Agatha Christie sont nombreuses, et la prochaine serait actuellement en préparation à Hollywood sous la houlette de Ridley Scott… Mais cela ne doit pas faire oublier qu’en 1963 James Bond et Tatiana Romanova (Sean Connery et Daniela Bianchi) ont affronté le Spectre à bord de l’Express et qu’en 1985 Robert McCallum s’est permis une parodie pornographique intitulée Luxure dans l’Orient-Express, avec Tracey Adams.

Et quoi de mieux pour exciter l’imagination que toutes ces femmes sublimes, "femmes du monde ou bien putains", qui empruntèrent la ligne ? Leurs noms ? La fabuleuse danseuse-espionne Mata Hari, la "première star noire" Joséphine Baker, la belle Maria del Pilar, sauvée par le trafiquant d’armes Basil Zaharoff des mains étrangleuses de son mari, ou encore la très imaginaire Madone des Sleepings, Lady Diana Wyndham, que l’on doit à Maurice Dekobra (1925).

Le train des plaisirs et des instants magiques

On y revient encore et toujours… Pour Blanche El Gammal, "la conjonction du voyage en train, avec son lot de "transports" et d’"aventures" dans un lieu étroit et clos, et de l’image d’un Orient lascif ne pouvait qu’exciter les fantaisies les plus débridées. […] L’Orient-Express est certes le train du sexe, mais aussi plus généralement le train des plaisirs et des instants magiques, hors du temps et des lieux. Il est, au propre comme au figuré, le lieu du grand écart."

Mais comment expliquer que ce train en particulier, plus que le glacial Transsibérien, se soit chargé de tant de fougueux fantasmes, jusqu’à être exposé comme une oeuvre d’art sur le parvis de l’IMA, où près de 2 000 personnes le visitent chaque jour ? "Il faut chercher l’explication dans le mythe orientaliste, affirme Claude Mollard. Au XIXe siècle, l’odalisque est un modèle obligé qui permet aux artistes de peindre le corps de la femme. L’Orient-Express offre une capacité de confrontation entre le mythe et la réalité. Ainsi la réalité turque est bien différente de celle imaginée : les femmes y sont émancipées, arborent des coupes à la garçonne…"

Cet orientalisme, "invention de l’Occident", selon l’intellectuel Edward Said, n’appartient pas encore au passé.

Dans le catalogue de l’exposition, Agnès Carayon écrit : "La femme orientale, particulièrement, cristallisait le fossé culturel et le fantasme. Elle était ambivalente et devait le rester pour préserver le mythe. Aux odalisques lascives, pleines de sensualité et d’effronterie érotique, si largement représentées dans les peintures orientalistes – sans que leurs auteurs aient pourtant jamais passé la porte d’un harem -, répondait la femme voilée croisée dans la rue, totalement inaccessible et désirable par ce fait même."

Cet orientalisme, "invention de l’Occident", selon l’intellectuel Edward Said, n’appartient pas encore au passé. Certes, l’Orient-Express ne roule plus, depuis longtemps supplanté par l’avion. Mais il continue de fasciner et d’inspirer : "Aujourd’hui, les visiteurs éprouvent un besoin d’identification, dit Mollard. Ils entrent dans le vrai train, voient de vrais objets et se retrouvent transférés à la fois dans l’Histoire et dans le mythe. Ils deviennent James Bond ou Mata Hari…"

Bientôt, ils pourront même, s’ils en ont les moyens, repartir vers Istanbul dans un train de luxe décoré par des designers contemporains. "Nous allons recréer un Orient-Express d’ici à cinq ans, affirme le directeur de la "marque" Orient-Express à la SNCF, Franck Bernard. Ce sera un train-croisière qui circulera en Europe, à Venise, Vienne, Istanbul. Il contribuera à remettre en avant la notion de voyage et à tirer nos produits." Le fantasme, apparemment, fait encore recette !

Joséphine et la voiture 3309

La voiture 3309 était une voiture-lit de première classe. Elle offrait 16 couchages et circula sur le Simplon-Orient-Express de 1928 à 1939. En 1929, elle faisait partie du convoi qui fut bloqué pendant dix jours par la neige à une centaine de kilomètres d’Istanbul : les passagers ne survécurent que grâce à l’aide des villageois alentour. Le 12 septembre 1931, elle accueillait Joséphine Baker quand le train fut victime d’un attentat, à Biatorbágy (Hongrie).

Deux voitures et la locomotive tombèrent dans un ravin, entraînant la mort de 22 personnes. Secouée mais vivante, Joséphine Baker fit de son mieux pour venir en aide aux blessés et aux rescapés. Elle aurait même, dit-on, improvisé un récital sur place. Bien des années plus tard, en 1984, la voiture 3309 fut utilisée pour le tournage d’Il était une fois en Amérique, de Sergio Leone. Une bien belle carrière !

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