Bouali Mbarki : « Il faut sauver la Tunisie »
Le secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) défend l’engagement politique de la centrale syndicale et appelle à la réconciliation.
Affable et droit dans ses bottes, Bouali Mbarki, secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), aborde sans détour la complexité de l’ultime étape de la transition en Tunisie. Ce chimiste, natif de Sidi Bouzid, militant depuis son adolescence, a été révoqué par deux fois de la fonction publique en raison de son engagement syndical. Après avoir soutenu le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008 contre Ben Ali, il est aujourd’hui, l’une des chevilles ouvrières du Dialogue national. À 51 ans, il assure une délicate mission de coordination entre l’Assemblée nationale constituante (ANC) et cette initiative du premier syndicat tunisien.
Pour mettre fin à une crise sans précédent, l’UGTT forme un quartet avec la centrale patronale de l’Utica, l’Ordre des avocats ainsi que la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH). Il engage partis, élus et gouvernement sur une feuille de route devant conduire le pays à des élections législatives et présidentielle. L’objectif : préserver une démocratie naissante et les acquis d’une Tunisie fragilisée par une économie exsangue et l’émergence du terrorisme.
Jeune afrique : Certains reprochent à l’UGTT de se mêler de ce qui ne la regarde pas et de dépasser son rôle de centrale syndicale pour s’impliquer dans la politique…
Bouali Mbarki : Qu’ils révisent leurs manuels d’histoire. L’UGTT a été le premier mouvement à jouer un rôle à la fois national et social dans l’histoire de la Tunisie. En nous impliquant en politique, nous sommes dans notre rôle. L’UGTT est toujours intervenue dès que le pays ou l’État ont été touchés. Cela la rend incontournable et atypique. Les faits ont prouvé que la centrale est la locomotive qui peut sortir la Tunisie de la crise.
Les objectifs du pays depuis la révolution rejoignent ceux inscrits dans la charte du syndicat, à savoir une Tunisie démocratique, un État civil, l’égalité pour tous, la représentativité de toutes les tendances politiques et le respect des droits humains. Nous sommes un organisme atypique parce qu’indépendant et une exception mondiale, les centrales syndicales étant souvent partisanes. Nous restons à égale distance de toutes les familles politiques. Toutes les tendances sont représentées chez nous, mais nous sommes syndicalistes avant tout.
Pourquoi l’UGTT a-t-elle initié le Dialogue national ?
Le pays était au bord de la guerre civile. La position de l’UGTT lui permettait d’affirmer que, tout au long des trois années perdues à élaborer une Constitution, les problèmes se sont multipliés. La légitimité de l’ANC était fortement contestée, la corruption galopante et les tensions créées annonçaient des drames. Par deux fois, en octobre 2012 et en février 2013, le syndicat a tenté de réunir tous les partis pour se concerter sur une sortie de crise et accélérer le processus constitutionnel.
Mais la défection d’Ennahdha et du Congrès pour la République [CPR], partis de la troïka alors au gouvernement, a signé l’échec de ces tentatives. L’UGTT a été attaquée par les milices des Ligues de protection de la révolution [LPR] le 4 décembre 2012, jour de la commémoration de l’assassinat de notre fondateur et héros national, Farhat Hached. Les tensions sont montées d’un cran jusqu’à l’exécution, le 6 février 2013, du leader de gauche Chokri Belaïd.
La mort de Chokri Belaïd a fait chuter l’exécutif mené par Hamadi Jebali.
Les assassinats politiques ont-ils constitué un point de non-retour ?
Ces actes sont lâches et ignobles. Qui a tué Chokri Belaïd et le député Mohamed Brahmi ? Ce dernier était mon cousin, je l’ai tenu dans mes bras et j’ai vu ce qu’ils lui ont fait. Mais que sont devenus les assassins et leurs commanditaires ? Si certains savent, ils ne parleront jamais. La mort de Chokri Belaïd a fait chuter l’exécutif mené par Hamadi Jebali.
L’initiative menée par le président de la République Moncef Marzouki a aussi tourné court. Et avec l’exécution de Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, la confiance s’est effondrée. Le pays allait basculer dans la violence politique et l’anarchie sociale. La grève générale a été décrétée. C’était la fin de la troïka. Il fallait désamorcer ces pièges mortels, d’où l’importance du Dialogue national. Ce dernier était l’unique issue possible.
Comment être fédérateur dans un environnement social et politique divisé par les idéologies et une profonde crise de confiance ?
Les idées peuvent nous diviser mais le pays nous réunit. L’UGTT a protégé et encadré la révolution alors que le pays était au bord de la guerre civile. La Tunisie appartient à tous les Tunisiens, il nous faut aller impérativement vers une réconciliation nationale et refuser les décisions arbitraires. Le choix de l’exclusion est une profonde erreur.
La liste de "salut public" que veut établir l’Instance Vérité et Dignité [censée établir les responsabilités des violations commises sous Ben Ali et Habib Bourguiba] va à l’encontre de l’apaisement nécessaire au pays. Je suis fils d’un militant youssefiste – opposant à Bourguiba – et je connais ce sentiment. Il faut tourner les pages, l’Histoire se chargera de les relire.
À quoi a abouti ce Dialogue national ?
Il fallait mettre fin à la transition et donner une légitimité incontestable au pouvoir par des élections. Nous devions éliminer les obstacles et les raisons de la crise : achever la Constitution, remplacer le gouvernement d’Ali Larayedh par une équipe de compétences indépendantes, dissoudre les LPR, annuler les nombreuses nominations partisanes dans l’administration, et relancer l’Instance supérieure indépendante pour les élections [Isie] afin de préparer ces dernières.
La feuille de route a été agréée par tous, sauf par le CPR de Moncef Marzouki, et elle s’est imposée comme une priorité. Tout le reste est inutile.
L’ANC devait boucler la Constitution et assurer le suivi des affaires courantes à sa charge. La mission du gouvernement était d’assurer le retour de la sécurité, la relance économique et la tenue des élections. Cette feuille de route a été agréée par tous, sauf par le CPR de Moncef Marzouki, et elle s’est imposée comme une priorité. Tout le reste est inutile.
Votre vis-à-vis est aussi Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha…
Rached Ghannouchi sait écouter et est un excellent négociateur. Il est conscient des difficultés et affirme aujourd’hui qu’il faut juguler l’extrémisme. Il craint que ses partisans ne nuisent ou ne s’en prennent à son parti.
On pensait qu’avec l’établissement de la feuille de route, le Dialogue national avait achevé sa mission, mais il est toujours en cours. Pourquoi ?
Notre tâche s’achèvera avec la tenue du scrutin. Le quartet veille à ce que la feuille de route soit appliquée et joue un rôle de facilitateur entre les instances pour préparer ces élections. Ce processus est essentiel, l’opération menée par l’Isie doit tirer parti de l’expérience de 2011 et s’assurer de la participation d’un maximum de Tunisiens et de Tunisiennes.
Les jeunes ont l’impression que la révolution leur a échappé…
Ils sont démoralisés. Bien qu’ils représentent 40 % des électeurs, les partis ne s’occupent pas d’eux. Il faut les sensibiliser à l’importance des législatives car la future Assemblée sera le centre du pouvoir.
Il est également question d’un dialogue économique…
Ce dialogue, qui se tiendra en septembre, est indispensable. Le pays va mal, l’État est faible ; d’où la corruption, le système D, l’économie parallèle, l’évasion fiscale. Un terrain favorable au terrorisme et aux mafias. La responsabilité du gouvernement est engagée, il doit être courageux, prendre des initiatives.
Il est essentiel de travailler sur une feuille de route, avec des réformes nécessaires, pour le prochain quinquennat. Mais pour l’UGTT, deux points sont non négociables : préserver le pouvoir d’achat et revenir sur les ratios de la compensation élaborés par le gouvernement, avec une stratégie par étapes. Il est hors de question de toucher aux plus faibles.
Quel signe positif pourrait par exemple être envoyé ?
Je suis de Sidi Bouzid et je connais les besoins des régions. Il faut agir autrement et mettre en place en Tunisie un développement équitable en faisant participer les détenteurs de liquidités à des projets régionaux. Faire appliquer la loi sur le partenariat public-privé qui a été adoptée par l’ANC serait un premier pas pour attirer l’investissement.
Qui pourrait y contribuer ?
Nous sommes tous concernés. Les chasses aux sorcières et les menaces implicites faites aux hommes d’affaires doivent cesser. Les listes noires ne sauveront pas la Tunisie. En revanche, il faudrait revoir la mauvaise gestion des entreprises confisquées mises sous tutelle de l’État. Il est inadmissible qu’on laisse se dévaloriser un capital aussi important, cela revient à trahir le pays.
Comment remettre les gens au travail ?
Le retour au travail est la condition de la relance et de la croissance. Cependant, une évolution des mentalités s’impose pour revaloriser la valeur travail. L’essentiel est que la Tunisie sorte de cette mauvaise passe. La partie n’est pas encore finie. Il faut sauver la Tunisie.
L’UGTT, une centrale unique
Pour Farhat Hached, fondateur de l’UGTT en 1946, l’action syndicale allait de pair avec la lutte nationale. Soixante ans après son assassinat par les services français en 1952, son "Je t’aime Tunisie" résonne encore. Depuis, la centrale ouvrière fait office de contre-pouvoir structurant en matière politique et sociale. En cela, elle est unique et atypique. Représentative de tous les courants, elle aura pour premier président l’éminent théologien Mohamed Fadhel Ben Achour.
De ses rangs sortiront des hommes politiques comme Ahmed Ben Salah mais également des syndicalistes pur jus comme Habib Achour. Elle est partenaire du Front national qui remporte les élections de la Constituante en 1956, contribue à la loi fondamentale de 1959, élabore, avec le livre blanc, un projet économique et social pour le pays en 1962, fournit plusieurs ministres et adhère pendant près de quinze ans au programme du gouvernement. Avec la grève générale du jeudi noir, en 1978, elle s’oppose au régime du parti unique et à la politique libérale du gouvernement.
Sous Ben Ali, les rapports avec le pouvoir sont parfois ambivalents mais la centrale reste un espace de revendications et de résistance en l’absence d’une opposition structurée et active. Elle protège les opposants, dont les islamistes. Son implication dans le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008 préfigure son rôle dans la révolution de 2011. Les grèves générales organisées en janvier 2011 ont précipité la chute de Ben Ali. Depuis, son soutien à la révolution et au processus démocratique en a fait une figure emblématique, patriotique et majeure de la société civile.
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Propos recueillis par Frida Dahmani
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