Libye : les milices jusqu’à la lie

Les violents combats à l’arme lourde sur l’aéroport de Tripoli ont révélé au grand jour les conflits permanents entre factions rivales qui minent le pays.

Sur le tarmac, les roquettes des islamistes ont détruit plus d’une dizaine d’avions libyens. © Mahmud Turkia/AFP

Sur le tarmac, les roquettes des islamistes ont détruit plus d’une dizaine d’avions libyens. © Mahmud Turkia/AFP

Publié le 4 août 2014 Lecture : 6 minutes.

"Il faut prendre au sérieux ce qui se passe en Libye avant qu’il ne soit trop tard." Devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 17 juillet, le chef de la diplomatie libyenne, Mohamed Abdelaziz, tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme. "Ils nous écoutent mais ils n’entendent pas", déplore un de ses proches. "Ils", ce sont notamment les représentants des cinq membres permanents du Conseil. À New York, le ministre les a exhortés à dépêcher des conseillers militaires pour sécuriser des infrastructures névralgiques telles que les ports et les aéroports, la banque centrale, ou encore les champs et terminaux du pétrole censé irriguer l’économie libyenne. Sans succès.

Pendant ce temps-là, à l’aéroport international de Tripoli, des combats à l’arme lourde font rage entre des milices rivales et, tout comme la plupart des ambassades, l’ONU a évacué ses 160 employés. D’une intensité jamais atteinte depuis la révolution de 2011, les affrontements ont fait jusqu’à 47 morts et 120 blessés en une semaine.

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Sur le tarmac, des pick-up de combattants prêts à en découdre roulent à plein régime entre les carcasses d’avions de ligne calcinés ou endommagés par les balles et les roquettes tirées tous azimuts. Après une dizaine de jours de combats, le ministre des Transports estime les dégâts à plus de 1,5 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros).

Privée de son principal aéroport, la Libye se retrouve encore un peu plus isolée.

Privée de son principal aéroport, la Libye se retrouve encore un peu plus isolée, minée par une myriade d’autres luttes parfois picrocholines alimentées par des groupes armés qui se mettent au service d’intérêts claniques, tribaux ou régionalistes idéologiques. Ces microconflits font le lit d’une grande guerre civile, tant redoutée, entre les islamistes et leurs opposants, qui déstabiliserait une fois de plus toute la région.

Poursuites de la CPI contre certains chefs de milice ?

Tout a démarré le 13 juillet. Les milices islamistes de Tripoli lancent l’assaut avec le soutien de brigades de la cité industrieuse de Misrata, bien décidées à arracher l’aéroport aux redoutés groupes armés de Zintan (Qaaqaa, Al-Sawaik et Conseil militaire des révolutionnaires) qui contrôlent ce lieu stratégique depuis la chute de Kadhafi. Partiale, la municipalité de Misrata résume la situation à l’aéroport de Tripoli à "une bataille des révolutionnaires authentiques contre les fidèles de l’ancien régime". 

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C’est Salah Badi, le représentant islamiste radical au Congrès général national (CGN, ex-Parlement) de cette ville située à 210 km à l’est de la capitale, qui est à la manoeuvre. Il est décidé à en découdre avec Zintan, dont les milices ont exercé une pression tout au long de l’année sur le CGN, dominé par les islamistes, pour le compte des "libéraux" de l’Alliance des forces nationales de Mahmoud Jibril ou d’Ali Zeidan, l’ancien Premier ministre. À Tripoli, nul n’a oublié le drame survenu le 15 novembre 2013, lorsque des miliciens de Misrata ont ouvert le feu sur une foule pacifique qui réclamait leur retrait de la ville.

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Échappant à tout contrôle de l’État, ces milices d’anciens révolutionnaires n’obéissent qu’à leurs chefs, eux-mêmes liés à des intérêts politiques qu’ils servent par la force. D’une plume alerte et courageuse, le ministre de la Justice, Salah ­al-Marghani, a interpellé le 21 juillet ces "seigneurs de guerre" : "Messieurs les commandants de groupe armé, vous devriez vous excuser auprès du peuple libyen pour ce que vous faites."

Et de conclure sans louvoyer : "Si vous vous êtes révoltés contre l’injustice, vous en êtes aujourd’hui la source." C’était au lendemain de son entrevue à La Haye avec la procureure de la Cour pénale internationale (CPI), Fatou Bensouda, durant laquelle fut évoquée l’éventualité de poursuites contre certains chefs de milice.

Pour des raisons stratégiques et pécuniaires évidentes, les islamistes ont tenté, en vain, de faire transférer les vols internationaux vers l’aéroport de Misrata et la base militaire aéroportuaire de Maitiga. Officiellement rendue au gouvernement par la milice salafiste qui la contrôlait, cette dernière leur sert toujours de base de repli et de stock d’armes.

Au sein de la mouvance politique islamiste, l’interruption de l’assaut à Tripoli serait soumise à l’abandon de l’opération Dignité à Benghazi.

Mais l’aéroport n’est qu’un prétexte. Selon Anas el-Gomati, fondateur du think tank libyen Sadeq Institute, ces combats autour de l’aéroport de Tripoli sont une "conséquence directe de l’opération Dignité", lancée le 16 mai par le général à la retraite Khalifa Haftar, 71 ans, pour "purger" la ville des terroristes islamistes.

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Alors qu’à Benghazi le groupe terroriste Ansar al-Charia multiplie les offensives et les attentats, à Tripoli, les milices islamistes ouvrent un nouveau front contre les Zintanis, qui soutiennent Haftar. Au sein de la mouvance politique islamiste, l’interruption de cet assaut est soumise à l’abandon de l’opération Dignité, explique-t-on au Parti de la justice et de la construction (Frères musulmans).

Perte de contrôle sur le Parlement

"Personne ne va gagner", prédit une source libyenne bien renseignée qui redoute un statu quo durable et une "contamination" de ce conflit. Selon lui, c’est également le transfert du Parlement (l’ancien CGN est devenu la Chambre des représentants) de Tripoli à Benghazi à la suite des secondes élections législatives du 25 juin qui nourrit la colère vindicative des islamistes. "Ils perdent enfin le contrôle sur le Parlement, qui pourrait faire passer des lois de type antiterroriste qu’ils redoutent", analyse cette source.

Toutefois, nul n’ose prédire un avenir législatif radieux tant que les groupes armés radicaux sont présents à Benghazi. Les résultats de ces élections annoncés le 21 juillet laissent entrevoir une nouvelle défaite patente des islamistes, faisant suite à celle subie quatre mois plus tôt lors de l’élection de l’Assemblée constituante. Mais les combats se mènent encore par les armes plus que par les urnes, mettant à mal un embryon de démocratie et de liberté entraperçu au lendemain de la révolution.

Les voisins en première ligne

Les six pays voisins (Tunisie, Algérie, Soudan, Égypte, Tchad et Niger) tentent d’harmoniser leurs efforts pour soutenir l’État libyen, amorcer un dialogue entre les acteurs et sécuriser les frontières. À la fin de ce mois, la commission politique confiée à l’Égypte et la commission sécuritaire présidée par l’Algérie sont censées remettre leurs rapports et formuler des propositions. Vu du Caire, le dossier de la Libye est une "question de sécurité nationale et régionale prioritaire", indique-t-on au ministère des Affaires étrangères égyptien, où l’on se défend d’apporter un soutien logistique et militaire à l’opération Dignité du général Haftar, qualifié d’ "épiphénomène".

Pour l’Union européenne, "la seule option est une solution politique".

Mi-juillet, l’ancien Premier ministre Ali Zeidan s’est rendu au Caire pour plaider la cause de Haftar et évoquer une intervention internationale "examinée" par le gouvernement libyen d’Abdallah el-Thinni. Une piste qui divise dans le pays, y compris au sein du pouvoir, tandis que les milices islamistes et leurs relais politiques ont mis en garde contre un tel scénario. Pour l’Union européenne, "la seule option est une solution politique", tandis qu’au sein de la Ligue arabe d’aucuns estiment que "sans intervention militaire pour contenir les milices il n’y a pas vraiment de solution pour le moment".

Dans les chancelleries occidentales, les diplomates se montrent prudents, hésitants, mais attentifs et préoccupés. L’un d’entre eux explique qu’il est pour le moment délicat de soutenir un État aussi fragile, sinon "quasi failli". "Nous sommes en stand-by mais en alerte plus que rouge", conclut-il.

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