Nadine Gordimer : un si long chemin
L’auteure du Conservateur, Booker Prize 1974, a porté jusqu’au bout un rêve : celui du premier jour après le racisme.
Jacques Derrida émettait, en 1983, le voeu que le terme "apartheid" "reste le nom désormais, l’unique appellation au monde pour le dernier des racismes" et "que vienne un jour où ce sera seulement pour mémoire d’homme". Mémoire d’homme parce que "la chose qu’il nomme", à savoir le racisme, "ne sera plus" : "Apartheid" sera "le nom d’une chose abolie enfin". Ce jour futur, le premier après le racisme, il sera difficile de ne pas l’associer à Nadine Gordimer. Et avec elle, au souvenir de tant d’autres, à commencer par son ami Nelson Mandela, qui sut l’entourer de tant d’affection.
Mobilisations
Pendant plus d’un demi-siècle, elle aura inlassablement combattu par la puissance de l’écriture et de la pensée ce crime contre l’humanité que fut le régime ségrégationniste sud-africain. Ce faisant, elle aura profondément marqué de son empreinte le paysage culturel et intellectuel de son pays. Elle qui a commencé sa carrière en 1949, au moment même où le Parti national arrive au pouvoir et décide de mettre en place l’un des derniers États racistes au monde.
De toute son oeuvre l’on peut dire qu’elle reflète, en miroir, l’histoire tourmentée de son pays et des iniquités qui en constituent les fondations. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, celle-ci n’a jamais été une histoire à part, coupée du reste du monde. À plusieurs égards, l’Afrique du Sud est le tableau sur lequel se seront joués, à la face du monde et sur une échelle compressée, la plupart des grands dilemmes politiques et moraux de notre âge.
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Lesquels auront été le résultat des contradictions nées de l’expansion européenne outre-mer et de l’implantation d’importantes communautés blanches sur des terres vidées de leurs ayants droit historiques. Ils sont, d’autre part, la conséquence directe de l’affrontement entre la logique de conquête typique des entreprises coloniales de spoliation et son pendant, le droit de résistance des peuples asservis. Davantage encore, au coeur de ces dilemmes se trouve l’institutionnalisation, au lendemain de l’Holocauste, de l’unique régime politique au monde fondé sur un racisme d’État publiquement déclaré et assumé.
Pour toutes ces raisons, l’Afrique du Sud aura été au point de départ de certaines des grandes croisades morales et éthiques qui ont ébranlé la conscience universelle au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. C’est ici que le Mahatma Gandhi conçoit pour la première fois l’ahimsa, la philosophie de la non-violence qui permettra de mettre un terme à la domination coloniale britannique sur l’Inde. C’est ici que naît, en 1912, le plus vieux mouvement de libération sur le continent africain, le Congrès national africain. L’Afrique du Sud aura servi de terrain d’expérimentation de toutes les grandes causes de l’humanité au cours du xxe siècle, comme les luttes pour les droits civiques ou pour l’abolition de la peine de mort, et les mobilisations planétaires contre le racisme dont l’abolition de l’apartheid en 1994 représente l’apothéose.
Asile
La grandeur de Nadine Gordimer aura été d’avoir scellé son sort à ces causes et d’en avoir écrit, comme par anticipation, la mémoire. Pour y parvenir, elle aura dû parcourir un très long chemin. Son éveil à la conscience politique s’est effectué graduellement. Ses premiers textes se penchent sur le caractère artificiel et aliénant de l’existence dans la sorte d’asile que fut la société d’apartheid. Son regard n’est ni historique ni politique. Il est avant tout intuitif et personnel. Gordimer est fascinée par les zones frontières et les lieux de la vie sociale où se tissent des contacts au-delà des races.
Elle instruit un procès en bonne et due forme contre une société blanche à l’imagination mutilée, et ne cesse de dénoncer cette communauté de la peur qui se nourrit de paranoïa. Les limites politiques de ces premières oeuvres sautent aux yeux. Tout se passe comme si, dans les conditions de l’époque, transgresser les tabous – en particulier par le biais de pratiques hédonistes et de rapports sexuels interraciaux – tenait lieu à la fois de style de vie et de substitut à l’engagement politique formel.
Gordimer s’interroge aussi sur les possibilités d’une vie intègre et décente dans un corps social pourri par la violence et le racisme.
Au cours de cette période bohémienne et libérale, faite de paternalisme et de sentimentalisme, celle de The Lying Days (1953) et Un monde d’étrangers (1958), Gordimer s’interroge aussi sur les possibilités d’une vie intègre et décente dans un corps social pourri par la violence et le racisme. "J’avais l’impression que tout ce que j’avais à faire, dans ma conduite personnelle, c’était d’ignorer et de défier la "ligne de couleur" (colour bar). Mon attitude propre à l’égard des Noirs suffisait", rapportera-t-elle plus tard.
Elle est amenée à remettre en question la loi elle-même, car elle constitue le pilier autour duquel s’ordonne le système de ségrégation. Les oeuvres de cette période, à l’exemple d’Occasion for Loving (1963), font, d’autre part, signe à une longue tradition sud-africaine de débats sur le "mélange des races". Gordimer relit ces débats à partir du concept sartrien de "mauvaise foi" que l’on retrouvera aussi chez J.M. Coetzee. Tant que la loi n’est pas abolie, pense-t-elle, il n’y aura aucune intégrité dans les rapports interpersonnels.
Censure
Si les années 1950 en Afrique du Sud sont marquées par la résurgence des mobilisations protestataires et une intensification de la lutte contre l’apartheid, la décennie 1960 est celle de la répression à tous vents. Bannissements, arrestations de masse et détentions, censure, nouvelles lois racistes, pendaisons et assassinats deviennent la règle. Dans Feu le monde bourgeois (1966) et A Guest of Honour (1970), Gordimer confronte directement le problème de la fonction de l’art dans les processus de transformation historique.
À ses yeux, la création des formes esthétiques n’est plus seulement une affaire de génie individuel, mais de responsabilité sociale.
Elle prend conscience du caractère structurel de la domination de race en Afrique du Sud et de la nécessité de s’attaquer à la dimension économico-politique de l’apartheid. Désormais, à ses yeux, la création des formes esthétiques n’est plus seulement une affaire de génie individuel, mais de responsabilité sociale. La rédemption n’est plus à chercher du côté de la morale privée, mais dans l’engagement effectif dans les luttes des opprimés. Ce déplacement marquera le reste de son oeuvre.
Les livres suivants, Le Conservateur (1974), Ceux de July (1981) et Un caprice de la nature (1987), radicalisent cette tendance. Son style la met au diapason d’auteurs tels que Bertolt Brecht, Czeslaw Milosz, voire Milan Kundera. En même temps, et contrairement à Coetzee, qui émigrera plus tard en Australie, dès le début des années 1970 Gordimer n’inscrit pas seulement son oeuvre dans la tradition des grands textes africains (The Black Interpreters : Notes on African Writing, 1973). Elle se réclame de cette tradition. Le rêve du premier jour après le racisme, Nadine Gordimer l’aura porté jusqu’au bout. Quant à l’événement qu’appelle ce rêve, son oeuvre continuera à en témoigner jusqu’à la fin des temps.
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