Indonésie : l’avenir, c’est Jokowi
Il y a le réformateur populaire, Joko Widodo, et le militaire conservateur, Prabowo Subianto. Tous deux clament leur victoire à l’élection présidentielle du 9 juillet. Deux visages, deux profils, et deux destins opposés pour la troisième démocratie du monde.
"Ce sera Jokowi. Parce que Jokowi adalah kita ["Jokowi c’est nous"]. Et nous, nous voulons une nouvelle Indonésie, un nouvel avenir pour nos enfants." Pour Sondang, 32 ans, qui, comme 190 millions d’Indonésiens, s’est rendue aux urnes le 9 juillet, l’issue de l’élection présidentielle ne fait aucun doute. Mais si au lendemain de ce scrutin titanesque les premiers sondages donnent le candidat réformateur, Joko Widodo, vainqueur avec 53 % des suffrages, son rival conservateur, l’ex-général Prabowo Subianto, aurait tout de même récolté 47 % des voix… Et les deux hommes, le soir même, ont l’un comme l’autre revendiqué la victoire.
Depuis l’instauration du suffrage universel, en 2004, les résultats ont toujours été proclamés dans la foulée, dès la fermeture des bureaux de vote ou le lendemain. Mais jamais les estimations n’ont été aussi serrées. Face à cette situation sans précédent, l’actuel chef de l’État, Susilo Bambang Yudhoyono, a appelé les deux camps à la "retenue jusqu’à l’annonce officielle des résultats, le 22 juillet".
Il faut dire qu’organiser cette élection sur un territoire composé de milliers d’îles, s’étendant sur une distance comparable à celle qui sépare New York de Dublin, n’est pas une mince affaire. Et malgré les moyens extraordinaires déployés par l’État (4,5 millions d’employés ont été recrutés, soit la population de l’Irlande !), des allégations de fraude font craindre, déjà, une contestation des résultats. Pots-de-vin et achats de votes sont en effet fréquents dans la troisième plus grande démocratie du monde. "Et puis le dépouillement est archaïque, explique Sondang, qui participe au décompte des votes. Ici, nous votons en perçant la photo du candidat avec un clou. Mais souvent, les gens perforent plusieurs épaisseurs de papier d’un coup ! Entre griffure et trou, la marge est ténue."
Joko Widodo, l’Obama indonésien
Les deux hommes qui s’affrontent n’ont pas grand-chose en commun. D’un côté, le gouverneur de Jakarta, que tout le monde appelle Jokowi. Un homme du peuple, d’origine modeste, fils de charpentier, qui dès 12 ans apprend les métiers du bois avec son père et vend des parapluies et des lemper (rouleaux de riz glutineux) faits maison pour aider sa famille. De cette époque, Jokowi, 53 ans, a gardé le goût de la simplicité, du contact avec les gens de la rue.
Vêtu d’un jean et d’une chemisette à carreaux, celui que la presse locale a été prompte à surnommer l’Obama indonésien, tant pour sa silhouette élancée que pour sa décontraction, a multiplié tout au long de sa campagne les visites impromptues dans les bidonvilles et les kampung (villages ou quartiers) à la rencontre de ses électeurs. La pauvreté, il connaît, explique-t-il, les expulsions aussi – sa famille en fut victime trois fois. Alors, quand Jokowi promet d’améliorer les conditions de vie des plus démunis (près de la moitié de la population vit dans la pauvreté), les Indonésiens le croient.
Car chez cet homme considéré comme le "meilleur maire d’Indonésie" pour son succès à la mairie de Solo, dans le centre de l’île de Java, le porte-à-porte n’a rien d’un artifice de campagne électorale : dans les années 1980 déjà, alors qu’il dirigeait l’entreprise d’exportation de bois exotique issue de la menuiserie paternelle, Jokowi avait fait de ces blusukan ("visites à l’improviste") l’une de ses marques de fabrique. "Il faut aller à la rencontre des gens, recueillir les critiques et contrôler que chacun fait bien son travail, a-t-il toujours martelé. Sans jamais laisser de place à la paresse."
À peine était-il élu gouverneur de Jakarta, en 2012, qu’il s’empressait ainsi de changer les horaires d’un service administratif chargé des cartes d’identité : lors d’une blusukan matinale, il s’était en effet retrouvé devant des bureaux vides. Pour Jokowi, qui a appelé ses compatriotes à une "révolution mentale" – en référence au concept développé par Sukarno, le premier président indonésien -, quatre siècles de colonisation ont laissé des traces. L’indolence, la corruption endémique qui gangrènent le pays sont les héritages les plus flagrants de ces temps où l’État n’était pas respecté. C’est d’ailleurs symboliquement devant la statue du père de la nation que, dans la soirée du 9 juillet, celui qui se voit déjà presiden rakyat ("président du peuple") a proclamé sa victoire et annoncé l’ouverture d’un "nouveau chapitre historique" pour la démocratie indonésienne.
Le leitmotiv de Prabowo Subianto : fermeté
Un tournant dont Prabowo Subianto, 62 ans, ne veut surtout pas, et contre lequel l’adversaire de Jokowi met en garde les Indonésiens. "Avec Jokowi, vous plongez l’Indonésie dans l’inconnu !" tonitrue l’ancien militaire. Il faut dire que si ce pur produit de la dictature Suharto (1966-1998) remporte ce bras de fer électoral, les Indonésiens nostalgiques des régimes autoritaires du passé ne seront pas déçus. Pendant sa campagne électorale, l’ex-homme fort de l’armée a certes rappelé son attachement à la liberté d’expression et sa volonté d’éliminer la corruption, mais dans ses discours, un mot est revenu comme un leitmotiv : ketegasan. Comprendre : fermeté.
Contrairement à Jokowi, self-made-man que rien ne relie aux élites politiques, Prabowo est un pur produit de l’establishment. Petit-fils de banquier, fils de ministre et gendre de Suharto, il a suivi la carrière brillante d’un rejeton de la bonne société. Après une scolarité à l’école américaine de Londres puis des études à la prestigieuse académie militaire de Magelang, il fait ses armes dans les forces spéciales de l’armée de terre indonésienne, les Kopassus : des unités de sinistre réputation, accusées de nombreuses violations des droits de l’homme.
Sur le terrain, Prabowo fait du zèle dans l’organisation de commandos de la mort et se taille rapidement la réputation de commandant le plus impitoyable de l’armée. En 2001, à un journaliste qui l’interrogeait au sujet du massacre de Santa Cruz, en 1991, pendant l’occupation indonésienne du Timor, le général aurait rétorqué qu’il s’agissait là d’un acte "stupide par excellence". Non pas en référence au meurtre de 271 civils innocents, mais parce que c’était "imbécile de les avoir massacrés dans une capitale régionale, devant la presse mondiale"…
Prabowo Subianto est un pur produit de l’establishement. © Olivia Rondonuwu / AFP
Discours dur aux relans de nationalisme
On l’aura compris : Prabowo, soutenu par les élites traditionnelles, politiques et économiques, est un dur, dont le discours aux relents de nationalisme rassure de nombreux Indonésiens partisans d’une nation forte. Surtout face à ce Jokowi jugé gentil mais faible, et dont les opposants se plaisent à souligner le bilan mitigé à la tête de Jakarta. Jokowi a certes réussi à faire passer plusieurs mesures phares, comme la carte d’assurance santé universelle pour ses administrés ou la scolarité gratuite pour les enfants défavorisés, mais ses détracteurs soulignent ses erreurs et son incapacité à trouver une solution aux vrais problèmes de la capitale, qu’il s’agisse des marchands ambulants ou des transports. "Si Jokowi n’a pas été capable de gérer Jakarta [9 millions d’habitants] comme il a géré Solo [520 000 habitants], comment fera-t-il pour gérer un pays tout entier ?" demandent ses contempteurs.
Et incontestablement, les défis que devra affronter le futur président pour maintenir la croissance de la première économie d’Asie du Sud-Est sont de taille : réduction des subventions pour l’essence (évaluées à 20 % du budget de l’État), augmentation de l’aide aux millions de pauvres, rénovation des infrastructures vieillissantes… Pour Kompas, le grand quotidien national, l’issue du scrutin ne fait cependant aucun doute car ce sont les jeunes – un tiers des électeurs votent pour la première fois – qui feront la différence. Pour eux, il s’agit de se débarrasser une fois pour toutes du spectre de la dictature. Et à en croire les internautes indonésiens, le choix est vite fait : masa lalu atau masa depan. "Le passé ou l’avenir."
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