RDC – Libanga : l’art du « name dropping » qui peut rapporter gros

Citer des noms dans ses chansons, ça peut rapporter gros. À Kinshasa, le libanga est même devenu un sport national. Enquête sur un business juteux qui a franchi les frontières.

Koffi Olomidé est parvenu à caser plus de 80 patronymes dans un seul texte. © AFP Photo Seyllou

Koffi Olomidé est parvenu à caser plus de 80 patronymes dans un seul texte. © AFP Photo Seyllou

Publié le 3 août 2014 Lecture : 4 minutes.

Sur scène, Koffi Olomidé s’enflamme : "Samuel Eto’o, Claudia Sassou Nguesso !" glisse-t-il entre deux couplets de "Jeune Pato", une chanson sortie en 2011. Un an plus tard, dans Satellite, ce ne sont plus les mérites de la star du foot camerounais ou de la fille du président congolais que chante Werrason, mais ceux d’hommes politiques originaires de la province de l’Équateur (RD Congo) : "José Makila, José Endundo !"

À Kinshasa, la dédicace s’achète et se vend au plus offrant. Citer – moyennant finances – des personnalités dans ses chansons est même devenu un sport national : c’est le libanga ("la pierre", en lingala). Dans ce contexte, précise Yoka Lye, directeur général de l’Institut national des arts (INA) à Kinshasa, le libanga "renvoie au chercheur d’or qui casse la pierre et à celui qui jette la pierre dans ton jardin pour attirer ton attention".

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Et l’affaire est rentable. Comptez entre 300 et 3 000 dollars (de 220 à 2 200 euros) pour qu’une chanson vous soit exclusivement dédiée – les tarifs varient en fonction de la notoriété du chanteur et du type de libanga (mabanga au pluriel). Certains artistes compilent même les noms et réclament de 100 à 300 dollars par patronyme. En 1994, Koffi Olomidé parvenait ainsi à citer près de 80 noms dans une seule chanson, intitulée "Magie". Depuis, d’autres ont fait mieux et égrené jusqu’à 100 noms différents… À ce rythme-là, un titre peut rapporter jusqu’à 30 000 dollars !

Plus de 300 dollars pour que deux musiciens chantent ses louanges

Le plus souvent, le chanteur et la personnalité citée s’entendent avant la sortie de l’album. Il arrive aussi que des hommes politiques en mal de notoriété aillent d’eux-mêmes vers les musiciens renommés. Et puis il y a ceux qui ne découvrent qu’à la sortie de l’album qu’ils figurent dans la dédicace – une façon pour les musiciens de leur faire un appel du pied et… un appel aux dons ! Lorsqu’il était en charge des Finances, Augustin Matata Ponyo, l’actuel Premier ministre, avait ainsi peu apprécié d’apprendre que son nom allait figurer dans une chanson de Papa Wemba et avait exigé qu’il en soit retiré.

Rien à voir avec Juvénal Kabwende Musa : candidat à la députation dans le Maniema (dans l’est de la RD Congo) en 2011, il avait déboursé plus de 300 dollars pour que deux musiciens locaux chantent ses louanges et égratignent ses adversaires en les comparant à "des oiseaux qui arrivent pour manger et qui repartent ensuite". "Je n’ai pas été élu, mais les gens accouraient dans les meetings pour écouter ces chansons, se souvient-il. Le libanga fait vivre une campagne électorale."

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Il arrondit aussi les fins de mois des artistes, "qui ne vivent plus de leurs oeuvres à cause de la piraterie", souligne José Mpaka, chroniqueur spécialisé. "L’industrie musicale congolaise est malade. Il n’y a plus de producteurs, uniquement des hommes d’affaires qui veulent investir", confirme Papa Wemba, tout en cherchant à minimiser l’impact du libanga sur la qualité de ses chansons. "En les citant, nous honorons nos amis. Quant à moi, je mets surtout l’accent sur les messages que je veux faire passer. Le libanga arrive en dernier, après les paroles et la mélodie. Il vient s’asseoir quand tout est fini."

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Une posture vénale préjudiciable à la musique

Ils sont nombreux à ne pas partager cette vision. Mélomane amoureux des "belles paroles bien ciselées", Yoka Lye ne mâche pas ses mots : "Dans le libanga, les textes n’existent pas ! L’homme politique est en principe populaire par ses actes. Par le passé, un griot pouvait faire l’éloge d’un dignitaire, mais c’était pour mettre en valeur ses hauts faits, pas dans une posture vénale préjudiciable à la musique !" "Quand on cite plus de 100 noms différents, ce n’est plus de l’art, c’est du commerce !" renchérit le chanteur congolais Lutumba Simaro.

Mais la critique n’embarrasse pas les habitués du libanga. "Dix francs ou 1 million… Il n’y a pas de minimum ou de maximum, ajoute Papa Wemba. Cela dépend des moyens de chacun. Une oeuvre d’art n’a pas de prix et ce n’est pas à moi de négocier." Didi Kelokelo, membre jusqu’en mai dernier de la Commission nationale de censure des chansons et des spectacles, à Kinshasa, affirme pour sa part que la pratique est en recul depuis que la dédicace aux autorités publiques a été interdite (en 2009, Lambert Mendé, ministre de la Communication, avait écrit aux patrons des médias pour qu’ils cessent de diffuser des chansons comportant ce genre de citations). "Cela frisait le trafic d’influence, ajoute-t-il. Mais aujourd’hui, on trouve moins de 10 % de chansons avec des dédicaces à des autorités, contre 40 % auparavant."

Reste que ces mêmes artistes sont divisés sur l’image qu’ils véhiculent… Pour Papa Wemba, le fait que les Ivoiriens (Magic System) et les Camerounais (Petit Pays, Papillon) citent à leur tour des personnalités prouve que "la musique congolaise est la mère de la musique africaine". Innocent Balume, jeune musicien originaire de Goma, conteste, lui, l’intérêt même du libanga : "Si je cite une personnalité d’ici, les gens d’ailleurs vont me demander pourquoi !"

Quant à Oupta, chanteuse du Congo-Brazza, elle regrette que les musiciens les plus connus ne s’emparent pas plutôt des sujets d’actualité. Et de conclure : "Moi, faire du libanga ? Je ne vois pas qui citer dans mes chansons sur les violences faites aux femmes ou sur le réchauffement climatique. Les politiciens ne sont pas crédibles, alors pourquoi les citer ?" Une question que ne se posent visiblement plus certains musiciens, en perte, eux aussi, de crédibilité.

Aussi vieux que les griots du Congo

L’origine du libanga fait débat. Pour les uns, il n’aurait véritablement pris son envol que dans les années 1980-1990, à la grande époque de la sape (la société des ambianceurs et personnes élégantes), dont le groupe Wenge Musica et les stars Werrason, Papa Wemba ou Koffi Olomidé étaient par ailleurs les ambassadeurs. Pour d’autres, le libanga serait aussi vieux que les griots au Congo ! Après avoir loué des dignitaires pour leurs hauts faits, les musiciens auraient ciblé les politiciens et leurs amis artistes après l’indépendance, puis bien d’autres personnalités. Le libanga est ainsi progressivement devenu un système d’autorémunération dans une industrie musicale en crise.

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