En Afrique, les géants du sucre font parler la poudre
Alors que la consommation augmente, portée par la croissance démographique, les producteurs africains doivent s’armer afin de répondre à la demande locale et résister à la concurrence brésilienne et asiatique.
Peu de Camerounais le savent. En juillet, soit quelques mois seulement après la fermeture de son usine tchadienne de Sahr, le groupe Somdiaa, leader du sucre en Afrique centrale, a été à deux doigts de faire subir le même sort au site de Mbandjock, l’un des deux détenus par sa filiale, Société sucrière du Cameroun (Sosucam). Presque au même moment, à Dakar, la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS), propriété du groupe Mimran, frôlait l’asphyxie financière.
Pourtant, en Afrique de l’Ouest comme en Afrique centrale, où ces deux groupes sont de véritables poids lourds, la demande de sucre est en hausse, portée par la croissance démographique, surtout en zone urbaine, haut lieu de consommation. Pour la seule Afrique de l’Ouest, les besoins du marché sont estimés à 2,8 millions de tonnes par an, quand la production dépasse à peine les 400 000 tonnes.
Certes, les prix mondiaux du sucre ont nettement baissé au cours de ces quatre dernières années – la tonne de sucre blanc s’élevait à 422 dollars (336 euros) mi-novembre, contre 767 en janvier 2010 -, mais c’est du côté des importations provenant du Brésil ou d’Asie qu’il faut d’abord chercher la cause des difficultés rencontrées par les producteurs locaux.
Sont ainsi pointées du doigt les « distorsions de concurrence », provoquées par une gestion peu efficiente des licences accordées par les États. « Lorsque la demande est supérieure à l’offre, il est normal qu’il y ait des importations, mais il est indispensable que celles-ci soient planifiées avec rigueur et que les droits et taxes soient acquittés correctement », rappelle Alexandre Vilgrain, le patron du groupe français Somdiaa.
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Ces autorisations sont en effet parfois accordées en décalage avec le cycle des usines, notamment quand la production locale est disponible sur le marché. En juillet, la Compagnie sucrière sénégalaise s’est ainsi retrouvée avec les fruits de la campagne 2013-2014 sur les bras, soit 114 000 tonnes de sucre, avant que le gouvernement ne suspende les importations pour permettre au groupe de les écouler. Un an plus tôt, au Cameroun, le groupe Somdiaa avait annoncé des pertes de plus 10 millions d’euros entre août et septembre pour les mêmes raisons.
Marche arrière
Portraits
Compagnie sucrière sénégalaise
PDG : Jean-Claude Mimran
Si le groupe Mimran est également présent en Côte d’Ivoire (notamment dans la farine), c’est au Sénégal qu’est basée son activité sucre, à Richard-Toll exactement, avec la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS).
Dirigée par Jean-Claude Mimran, cette dernière produit actuellement un peu plus de 100 000 tonnes de sucre, mais a récemment annoncé un investissement de 50 milliards de F CFA (76 millions d’euros) pour porter ses capacités à 150 000 t et ainsi pouvoir répondre à la demande sur un marché déficitaire.
Dangote Sugar
DG : Graham Clark
Pour se donner les moyens de son ambition, devenir un leader régional, c’est chez Illovo, le leader du secteur sur le continent, que le groupe nigérian a recruté son directeur général, Graham Clark.
Largement numéro un sur son marché domestique, Dangote Sugar, qui a vu son chiffre d’affaires au premier trimestre 2014 baisser de 7 %, à 25,88 milliards de nairas (113 millions d’euros), investit massivement pour doper sa production de sucre (actuellement 814 000 tonnes par an). Des raffineries en Algérie et au Sénégal sont aussi en projet.
Illovo Sugar
DG : Gavin Dalgleish
Numéro un du sucre sur le continent, le sud-africain a produit 1,83 million de tonnes et réalisé un chiffre d’affaires de près de 11 milliards de rands (755 millions d’euros) au titre de son exercice clos fin mars 2014. Présent dans six pays (Afrique du Sud, Malawi, Mozambique, Swaziland, Tanzanie et Zambie), ce groupe détenu à 51 % par le britannique AB Sugar et dirigé par Gavin Dalgleish cherche depuis quelques années à s’installer dans l’ouest du continent. Une première tentative au Mali a été abandonnée en 2012.
Somdiaa
PDG : Alexandre Vilgrain
Bien implanté en Afrique centrale et de l’Ouest, avec notamment la marque Princesse Tatie, le groupe détenu par les familles Vilgrain et Castel et dirigé par Alexandre Vilgrain est l’un des principaux acteurs de l’agro-industrie des pays francophones.
Présent au Gabon, au Tchad, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Congo et en Centrafrique et actif également dans la farine, Somdiaa a produit quelque 350 000 tonnes de sucre l’an dernier. En 2012, son chiffre d’affaires a atteint 341,1 millions d’euros
Confrontés à ces difficultés, les producteurs locaux revoient leurs ambitions à la baisse. Après avoir dans un premier temps décidé d’investir 300 millions d’euros entre 2012 et 2017 pour accroître les capacités de certaines filiales, Somdiaa s’est ravisé, notamment au Cameroun et au Tchad, où le groupe a essuyé l’année dernière des méventes importantes.
« En attendant une clarification des cadres réglementaires, nos investissements se sont limités au renouvellement des matériels afin que les récoltes puissent se dérouler correctement », souligne Alexandre Vilgrain.
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De même, les principaux projets annoncés ces dernières années pour accroître les capacités de production ont connu des déconvenues.
L’indo-camerounais Justin Sugar Mills, qui vient d’annoncer l’acquisition d’une sucrerie au Brésil, envisageait d’investir 91,4 millions d’euros pour développer une industrie intégrée dans l’est du Cameroun, devant produire 60 000 tonnes par an. Mais il a dû faire marche arrière sur fond de désaccords avec le gouvernement.
Au Mali, le projet agro-industriel de l’usine de Markala, l’un des plus importants du pays, est gelé depuis le départ en 2012 du sud-africain Illovo, qui le détenait à 70 %. L’algérien Cevital, qui s’était manifesté entre-temps, s’en désintéresse à présent. Et si l’indien Uttam Sucrotech International vient de conclure un protocole d’accord avec le gouvernement malien pour la reprise du site, ira-t-il au bout du projet ?
« Les coûts d’investissement sont tels qu’une entreprise seule ne peut plus faire face », estime Alexandre Vilgrain, qui pointe par exemple les exigences liées à la responsabilité sociétale des entreprises. « Ce sont des projets à haute intensité capitalistique. Les coûts de production dans ces zones sont très élevés, notamment à cause du coût de l’énergie, note Victoria Maude Crandall, analyste financière spécialisée dans les matières premières à Ecobank Research.
Enfin, contrairement à celui de l’Afrique australe et orientale, le climat de l’Afrique de l’Ouest est peu favorable à la culture de la canne à sucre. »
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Soutien étatique
Mais pour Victoria Maude Crandall, l’Afrique subsaharienne peut et doit doper sa production, d’autant que, pour atteindre une croissance économique durable, la plupart de ses pays ont résolument inscrit à leur agenda la transformation et la production de certains produits de grande consommation.
« Dans des marchés confrontés à une contrebande importante ou encore à des coûts de production élevés, le soutien étatique est indispensable pour viabiliser les projets », recommande-t-elle.
Et dans ce domaine, l’effort le plus significatif vient du Nigeria, premier importateur d’Afrique centrale et de l’Ouest. Le géant ouest-africain ne produit que 65 000 tonnes de sucre (en 2013) mais en consomme 1,3 million. Suivant l’exemple des pays d’Afrique australe et orientale, il a donc mis en place un ambitieux plan national en faveur du sucre (NSMP), à travers lequel Abuja manie habilement la carotte et le bâton.
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D’un côté, l’État a instauré un cadre incitatif à base d’exemptions fiscales pour encourager la production de la canne à sucre. Par exemple, pour les biens d’équipement, la taxe à l’importation est fixe, à 5 %, et le droit de douane nul sur les intrants agricoles.
De l’autre, l’accès du sucre importé au marché nigérian a été parsemé de barrières à la fois tarifaires et non tarifaires. Le pays compte même interdire complètement les importations de sucre en 2015.
L’effort global, évalué à 3,1 milliards de dollars, doit conduire à terme à la production de 5 millions de tonnes de sucre, de 161 millions de litres d’éthanol et de 411 mégawatts d’électricité.
En deux ans, près de 2,3 milliards d’euros ont déjà été injectés dans le secteur, qui jusque-là était caractérisé, comme dans de nombreux pays subsahariens, par un schéma désarticulé entre des petits producteurs disposant d’exploitations de canne à sucre et des raffineries éloignées situées dans des zones portuaires, approvisionnées pour l’essentiel par du sucre brut importé.
« Ce modèle provoquait des pertes post-récoltes considérables compte tenu d’un réseau de transport en très mauvais état », constate Victoria Maude Crandall, notre analyste.
Brésil, le grand rival
Premier producteur mondial et exportateur de sucre avec 26 millions de tonnes au cours de la campagne 2013-2014, le Brésil est le principal pourvoyeur des pays africains déficitaires. En 2012, ses exportations vers la seule Afrique de l’Ouest étaient estimées à plus de 2 millions de tonnes, soit 84 % des importations d’or blanc de la région.
Outre sa situation géographique, en face de la côte ouest-africaine, le mastodonte sud-américain dispose d’un atout de poids : la faiblesse de sa monnaie, le real (1 euro = 3,15 réis), qui rend son sucre plus compétitif que celui de ses principaux concurrents indiens, thaïlandais et européens.
Mieux, en soutenant plus de la moitié du commerce international de sucre, le géant latino-américain se trouve en mesure de dicter les prix. Dans un contexte mondial de production excédentaire, la baisse des cours depuis quatre exercices ainsi que celle du fret achèvent de rendre les produits brésiliens bon marché pour les importateurs africains.
En dépit des mesures de protection qui se développent, au Nigeria notamment, le Brésil, dont on situe les exportations en 2020 autour de 35 millions de tonnes, va continuer de peser sur un marché continental dont la consommation sucrière augmentera de 15 % d’ici à 2015.
Pour briser ce cercle vicieux, un partenariat public-privé s’est donc mis en place, avec pour objectif de produire 1,7 million de tonnes de sucre dès 2017.
Le secteur privé nigérian a répondu favorablement à l’appel. Après avoir racheté Savannah Sugar Refinery, une entité publique peu performante, devenue un gouffre financier, Aliko Dangote, qui domine le marché national – 80 % de parts – investit 1,5 milliard de dollars pour acquérir des terres et doubler la production de sucre raffiné, qui sera portée à 200 000 tonnes annuelles.
Par ailleurs, Dangote Sugar Refinery envisage de faire passer sa capacité de production de 1,44 à 2,5 millions de tonnes afin d’exporter le surplus. La concurrence est sur la même voie. BUA Sugar Refinery construit actuellement une usine capable de produire 750 000 tonnes, tandis que Flour Mills of Nigeria nourrit la même ambition.
>>>>> Sucre : un déficit à combler
Autosuffisance
Mais en dépit de ces quelques résultats, le compte n’y est pas. « Aujourd’hui, les mesures d’accompagnement ont été revues à la baisse, et nous n’avons toujours pas vu la première pierre d’un nouveau complexe sucrier. Nous sommes donc encore très loin d’un début d’exécution », relève Alexandre Vilgrain.
Mais c’est compter sans les champions nationaux, notamment le premier d’entre eux, dont les visées sous-régionales se sont déjà affirmées. Non content d’exporter déjà vers le Ghana, la Sierra Leone et le Sénégal, Dangote veut implanter une sucrerie dans ce dernier pays, confronté à un déficit annuel de 50 000 tonnes.
Le Sénégal semble emprunter le même chemin avec son plan d’autosuffisance pour 2017. Une aubaine pour la Compagnie sucrière sénégalaise, qui a déjà mis 55 milliards de F CFA (84 millions d’euros) sur la table pour porter sa capacité installée à 150 000 tonnes à cet horizon. Un volontarisme étatique qui tarde à prendre corps dans les autres pays de la région.
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