« Kabaret Chikhats », la troupe transgenre qui rend hommage aux geishas marocaines

De jeunes musiciens veulent réhabiliter les chanteuses populaires mal-aimées par la société. Ils corrigent une infamie du passé tout en s’amusant.

Le cabaret des chikhates en plein spectacle à Casablanca. © Seif Kousmate

Le cabaret des chikhates en plein spectacle à Casablanca. © Seif Kousmate

ProfilAuteur_NadiaLamlili

Publié le 4 octobre 2017 Lecture : 5 minutes.

Ils s’appellent, Ghassan, Amine, Mehdi, Hamza… Ils sont douze. Tous des hommes, mais habillés comme des femmes et chantent comme des femmes. Leur concept s’appelle le Kabaret Chikhats, une troupe de chant « transgenre » qui se produit deux fois par mois au Vertigo, un bar mythique enfoui dans le vieux centre-ville de Casablanca devenu le caveau des artistes et de la nouvelle scène musicale.

Le Kabaret Chikhats, du nom donné aux chanteuses populaires marocaines, veut réhabiliter ces amazones qui ont chanté l’amour et la résistance au protectorat français, mais qui traînent une image de débauche chez leurs compatriotes.

Les français leur ont donné ce statut pour les effacer, les humilier, les assujettir

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« Elles boivent, elles fument et elles fréquentent les hommes. Dans l’imaginaire marocain, ces femmes ne peuvent être que de petite vertu », se moque Ghassan El Hakim, metteur en scène de ce cabaret atypique où de jeunes artistes hommes se sont donnés pour mission de rendre hommage à ces « geishas », à la fois adulées et méprisées par une société qui les assimile au mieux à des possédées, au pire à des prostituées.

Poétesses de la résistance

Pourtant, à l’origine, les chikhates étaient des femmes de pouvoir, respectées dans leurs tribus (Kharboucha, Cheikha Nmiria…), des poétesses de la résistance et des amours perdus, des guerrières imbattables. « Les français leur ont donné ce statut pour les effacer, les humilier, les assujettir », explique Ghassan El Hakim.

Maquillés comme des geishas, les jeunes du cabaret jouent leurs rôles jusqu'au bout. © Seif Kousmate

Maquillés comme des geishas, les jeunes du cabaret jouent leurs rôles jusqu'au bout. © Seif Kousmate

Habillés en caftans traditionnels, maquillés, perruques et tatouages peints sur leurs visages, les jeunes artistes du cabaret entonnent la « Aita », ces longs poèmes que psalmodiaient les chikhates avec leurs voix puissantes à faire se déplacer des montagnes.

Comme elles, ils se déhanchent langoureusement sur la scène en tapant sur leurs taârijas, de petits tambours en terre cuite, et leurs bendirs, large tambourin traditionnel.

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La salle est survoltée. Pris aux tripes, les quelques centaines de personnes qui assistent régulièrement au cabaret entrent en transe. Accompagnés de musiciens, les jeunes artistes reprennent les chansons de Fatna Bent Lhoussine, Hajja Hamdaouiya ou encore Cheikha Coupasse, célèbres divas qui ont marqué à jamais l’histoire de la « Aita » au Maroc.

Suivez-nous, le spectacle va commencer! © Seif Kousmate

Suivez-nous, le spectacle va commencer! © Seif Kousmate

Si le cabaret attire de plus en plus de monde, l’accueil du public n’a pas toujours été chaleureux. Sous leur accoutrement de femmes, les jeunes artistes du cabaret se sont parfois fait insulter. « Quand on nous voit surgir sur scène, il y a comme un choc visuel chez les gens. Ils restent bouche bées. Certains nous lancent des paroles blessantes, histoire de toucher à notre virilité. Mais quand on commence à jouer, tout le monde oublie et on s’amuse », témoigne Ghassan El Hakim.

Tous les hommes ont une part de femmes en eux. Il faut la faire sortir, la magnifier

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Comédien de profession, ce jeune marocain de 33 ans – le plus âgé de la troupe – sait que le public marocain reste, malgré tout, assez ouvert de par la diversité de son héritage culturel.

Racines populaires

Dans les quartiers populaires et les campagnes reculées, il existe encore certains rituels festifs où des hommes dansent comme des femmes, notamment dans les « Hdiyas », moments forts des cérémonies de mariages. Sur la charrette transportant les offrandes d’un mari à sa promise, il y avait – et il y a encore toujours – un homme habillé en caftan, foulard noué autour du bassin, qui se déhanche sur de la musique endiablée.

Dans les années 1970, Bouchaib El Bidaoui, une icône du théâtre populaire marocain, se déguisait en femme et se trémoussait sur les sons des chikhates. « Tous les hommes ont une part de femmes en eux. Au lieu de la refouler et de cracher dessus, il faut la faire sortir, la magnifier », glisse à juste titre Ghassan El Hakim.

Applaudi par le public, les nouvelles chikhates marocaines déterrent un patrimoine refoulé. © Seif Kousmate

Applaudi par le public, les nouvelles chikhates marocaines déterrent un patrimoine refoulé. © Seif Kousmate

Petit-fils d’un Caïd qui a servi sous Hassan II, Ghassan El Hakim a été biberonné aux chikhates dès son plus jeune âge. Sa grand mère était une fan des soirées d’art populaire qui passaient à la télévision marocaine tous les samedi soir.

Comme elle, il restait scotché devant ces créatures aux corps plantureux et mature et qui chantaient les joies et les soucis journaliers. Son amour pour les chikhates est né à ce moment-là.

Après des études de théâtre à l’Institut d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC) de Rabat en 2007, il part en France passer un an au Conservatoire d’art dramatique de Paris. Là bas, il se produit dans plusieurs pièces théâtrales dont celles d’une troupe israélo-palestinene, Majaz, tout en préparant un Master sur l’histoire du théâtre marocain à l’université Paris 8.

De retour au Maroc, il crée avec une amie une école d’art à Casablanca, Parallèle, et monte sa troupe de théâtre.

Rendre hommage à ces chanteuses de fado salies sous le protectorat français

Hommage au « fado marocain »

Le « Kabaret Chikhats » était à la base un pièce de théâtre sur des hommes qui voulaient devenir chanteuses populaires. Mais la pièce n’a jamais été écrite. Elle s’est transformée en spectacle de chant en bonne et due forme.

Les artistes, des élèves comédiens mais aussi provenant d’horizons divers, se sont mis en tête de rendre hommage à « ces chanteuses de fado marocain et dont la réputation a été salie sous le protectorat français ». Chaque semaine, les membres de la troupe débarquent avec des poèmes chantés par les anciennes chikhates. Ils les adaptent, créent la mise en scène qui leur correspond, le décor, les caftans… Bref, ils font comme s’ils allaient jouer une pièce de théâtre.

Depuis leur démarrage en mai 2016, les artistes ont aligné près de 40 spectacles et commencent même à être invités à des fêtes de mariage « un peu space ».

Comme une troupe de chikhates populaires, ils débarquent à ces fêtes dans une vieille Honda munis de leur matériel, maquillés, parfumés et prêts à faire transporter le public.

Des hommes en habits de femmes pour redorer le blason des chikhates. © Zineb Andress Arraki

Des hommes en habits de femmes pour redorer le blason des chikhates. © Zineb Andress Arraki

Joyeux, transgressif, le cabaret des chikhates est probablement une première en matière de spectacles. Mais ses initiateurs savent que la réhabilitation de ces chanteuses mal-aimées a commencé bien avant eux.

Depuis plusieurs années, le Maroc revisite son passé et tente de se réconcilier avec tout un pan de son histoire qui a été refoulé pour différentes raisons : années de plomb, protectorat français, conservatisme rampant… Quelques travaux cinématographiques et littéraires ont déjà rendu leurs lettres de noblesse aux chikhates. Mais le chemin de leur réconciliation avec le peuple est encore long. Toute nouvelle transgression reste la bienvenue !

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