Exposition Soul of a Nation à Londres : l’art à l’heure du Black Power

Avec Soul of a Nation, Art in the Age of Black Power, la Tate Modern, à Londres, offre un vaste panorama de la création africaine-américaine aux grandes heures de la lutte pour les droits civiques. Une exposition à ne pas manquer si vous êtes de passage à Londres, jusqu’au 22 octobre.

Une femme pose devant une oeuvre de David Hammons, « Injustice Case », lors de l’exposition Soul Of a Nation à Londres, en juillet 2017. © Frank Augstein/AP/SIPA

Une femme pose devant une oeuvre de David Hammons, « Injustice Case », lors de l’exposition Soul Of a Nation à Londres, en juillet 2017. © Frank Augstein/AP/SIPA

NICOLAS-MICHEL_2024 KATIA TOURE_perso

Publié le 11 octobre 2017 Lecture : 6 minutes.

Des images et des voix reconnaissables entre toutes. Avant de pénétrer dans les salles de la Tate Modern (Londres) où se tient l’exposition Soul of a Nation, jusqu’au 22 octobre, l’attention est attirée par des écrans de télévision diffusant les discours d’acteurs majeurs de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis. Martin Luther King, Malcolm X, Stokely Carmichael, James Baldwin, Angela Davis parlent tour à tour, et le montage sonore dit à la fois leur combat commun et leurs divergences quant à la méthode. C’est là une bonne introduction pour entrer dans le vif d’un sujet jusque-là peu traité par les institutions muséales européennes, à savoir la création plastique portée par les artistes africains-américains dans les années 1960 et 1970.

Une bonne introduction parce que cette création, engagée, revendicative, combative, est aussi riche que diverse, les uns préférant l’affrontement, les autres la suggestion, à l’instar des grands penseurs de leur époque. « De manière cruciale, cependant, cette exposition n’est pas organisée selon une chronologie d’événements ni encadrée par l’histoire socio-politique, écrivent les commissaires Mark Godfrey et Zoé Whitley dans le superbe catalogue édité pour l’occasion. Plutôt, en se concentrant sur l’art et les artistes, elle suit comme fil directeur les différentes stratégies esthétiques et les débats sur ce que cela signifiait d’être un artiste noir à l’époque. Nous nous intéressons à la manière dont les artistes se retrouvaient dans des galeries appartenant à des Africains-Américains, nous nous intéressons aux différentes approches de la création, du collage à la figuration politique, de l’abstractions aux assemblages, nous nous intéressons aux tentatives pour forger une esthétique noire en photographie. Nous nous concentrons sur les artistes qui se battirent pour que l’art des Noirs soit exposé dans de grandes institutions tout comme sur ceux qui distribuèrent délibérément leurs travaux dans les rues et créèrent de nouveaux musées pour s’adresser au public africain-américain. »

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(Une compilation musicale, Soul Of A Nation – Afro-Centric Visions In The Age Of Black Power (Soul Jazz Records,2017), sortie au mois d’août, fait écho à l’actuelle exposition londonienne. Jeune Afrique vous propose d’écouter une sélection de morceaux à la fin de cet article.)

Mohamed Ali

Cette approche ouverte permet d’offrir un point de vue global sur l’atmosphère d’une époque, sans en gommer les aspérités, sans noyer les individualités dans une lecture linéaire (et a posteriori) de l’Histoire, sans s’interdire les pas de côté. Ainsi ce portrait de Mohamed Ali signé en 1978 par un artiste blanc de renom, Andy Warhol, montre si besoin était l’influence des plasticiens africains-américains sur les créateurs, mais aussi l’importance symbolique d’une personnalité à nulle autre pareille dans l’Amérique d’alors. L’image du boxeur, poings levés, est traitée en rouge, vert et noir, les couleurs du drapeau panafricain. S’il fallait chercher « l’âme de la nation » à travers toute l’exposition, sans doute la trouverait-on là, dans le regard intense du champion qui se convertit, changea de nom, refusa la guerre du Vietnam…

Une oeuvre de Frank Bowling à l'exposition Soul of a Nation à Londres en juillet 2017. © Frank Augstein/AP/SIPA

Une oeuvre de Frank Bowling à l'exposition Soul of a Nation à Londres en juillet 2017. © Frank Augstein/AP/SIPA

Rouge, vert et noir : ces couleurs, le visiteur les retrouvera plusieurs fois au gré de ses déambulations à travers les différentes salles. Notamment dans le travail de l’artiste originaire de Harlem Faith Ringgold qui proposait, au début des années 1970, une affiche représentant une famille prenant les armes (All power to the people) et une carte de la violence aux États-Unis (United States of Attica) où, à l’intérieur de chaque État, étaient listés les lynchages, massacres, exécutions et autres exactions militaires.

Noir, rouge, vert, ce sont aussi les couleurs dominantes du portrait de Malcolm X réalisé par Wadsworth Jarrell sous le titre Black Prince. Noir, rouge, vert, ce sont aussi les couleurs de la porte de Fred Hampton (Fred Hampton’s door), trouée de balles, réalisé par Dana C. Chandler en hommage au militant des Black Panthers assassiné par la police en 1969…

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Drapeau américain

Motif récurrent dans l’iconographie américaine, la bannière étoilée se retrouve aussi fréquemment dans les œuvres des artistes africains-américains qui en donnent chaque fois une interprétation toute personnelle. L’exemple le plus emblématique est Black first, America Second, de David Hammons, un double auto-portrait schizophrénique où l’artiste se présente de deux manière : prisonnier des bandes du drapeau et sensuellement agrippé à ses étoiles… Mais le même artiste propose aussi avec Injustice Case une charge plus frontale contre son pays : ligoté à une chaise, bâillonné, la silhouette en négatif d’un homme regarde vers le ciel. Le cadre du tableau ? Les bords du drapeau américain. Il s’agit là d’une œuvre faisant directement référence au procès de Bobby Seale, militant des Black Panthers qui fut ligoté en séance pour avoir copieusement insulté le juge lors du procès des Chicago Seven en 1969. « Je pense avoir l’obligation morale, en tant qu’artiste noir, d’essayer de documenter graphiquement ce que je ressens socialement », déclarait Hammons.

Une peinture de Benny Andrews, "Did the bear sit under a tree", à la Tate Modern, à Londres, lors de l'exposition Soul of a Nation, en juillet 2017. © Frank Augstein/AP/SIPA

Une peinture de Benny Andrews, "Did the bear sit under a tree", à la Tate Modern, à Londres, lors de l'exposition Soul of a Nation, en juillet 2017. © Frank Augstein/AP/SIPA

Déconstruction des icônes, réécriture de l’histoire, réappropriation du corps noir par la création, Soul of a Nation – Art in the Age of Black Power balaie le champ politique tout en multipliant les angles d’approche. Certes, toutes les œuvres présentées n’ont pas la même force, mais chaque salle propose d’étonnantes (re)découvertes. Certains seront touchés par l’émouvant Sambo’s Banjo de Betye Sarr, sculpture à tiroirs réalisée à partir d’un vrai banjo servant à l’artiste pour pulvériser le mythe de l’esclave musicien et amuseur public.

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D’autres seront séduits par les compositions abstraites de William T. Williams (Trane), inspirées par le jazz. Enfin, le travail sur les bas en nylon de Senga Nengudi devrait surprendre autant que l’hommage à Malcolm X (Homage to Malcolm) de Jack Whitten, réalisé avec un peigne afro ! Mais à l’exception de quelques pièces très datées, ce qui frappe – et inquiète – sans doute le plus, c’est souvent l’extrême actualité des œuvres. Comme si les États-Unis, et le monde, n’avaient pas assez changé.

Nicolas Michel, envoyé spécial à Londres.

Notre sélection de morceaux tirés de la compilation Soul Of A Nation – Afro-Centric Visions In The Age Of Black Power :

The Revolution Will Not Be Televised de Gil Scott-Heron

Ce titre de spoken word, qui marque les prémices du rap, est signé par le musicien, romancier et poète Gil Scott-Heron. Le morceau paraît d’abord en 1970 avant d’être republié en 1971 dans une version où Gil Scott-Heron troque les percussions contre la guitare ou la flûte. Il s’agit d’une critique acerbe contre les médias de masse dominés par une Amérique blanche faisant l’impasse sur les problématiques raciales.

Malcolm X de Philip Cohran & The Artistic Ensemble Heritage

Le musicien Kelan Philip Cohran, ancien membre des orchestres du musicien Sun Ra et l’un des fondateurs de l’ « Association for the Advancement Of Creative Musicians » de Chicago (AACM) fonde The Artistic Ensemble Heritage en 1965. Ce morceau est une ode à Malcolm X, figure emblématique du Black Power Movement.

Desert Fairy Princess de Horace Tapscott With The Pan Afrikan Peoples Arkestra

Le pianiste Horace Tapscott monte le Pan Afrikan Peoples Arkestra dans le quartier de Watts, à Los Angeles, en 1961. Il y fonde également une association proche du mouvement des Black Panthers (Union Of God’s Musicians and Artists Ascension – UGMAA). Ce morceau a été enregistré en live dans une église de Los Angeles en 1979.

Sounds From The Bush de Mandingo Griot Society With Don Cherry

En 1978, le trompettiste africain-américain Don Cherry, qui cultive alors son héritage africain, répond à l’invitation du Mandingo Griot Society, le groupe du Gambien Foday Musa Suso, pour un morceau consacrant la rythmique et la tradition mandingues.

Red, Black And Green de Roy Ayers Ubiquity

Ce titre éponyme d’un disque de l’un des maîtres du jazz-funk, Roy Ayers, est paru en 1973. Le rouge, le noir et le vert sont les couleurs du drapeau panafricain définies en 1920, à New York, par la Déclaration des droits des peuples noirs du monde ratifiée sous l’égide de Marcus Garvey.

* Ces morceaux sont tirés de la compilation Soul Of A Nation – Afro-Centric Visions In The Age Of Black Power (Soul Jazz Records,2017). Elle fait écho à l’exposition Soul Of A Nation : Art In The Age Of Black Power du Tate Modern de Londres et réunit treize morceaux de jazz, de funk et de spoken word enregistrés entre 1968 et 1979. Une période créative où la musique africaine-américaine, galvanisée par un afro-centrisme militant marqué du sceau du panafricanisme, relaie les revendications du mouvement des droits civiques aux États-Unis.

Katia Touré

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