Cameroun : réflexions sur la désunion qui menace
La crise, d’abord sociale, qui s’est muée en conflit politique au Cameroun suscite inquiétudes à l’intérieur et au-delà devant la montée des périls. Comment en est-on arrivé là ?
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Eugène Ébodé
Écrivain. Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc.
Publié le 16 octobre 2017 Lecture : 5 minutes.
C’est en octobre 2016 que deux mouvements de revendications catégorielles ont allumé la mèche de la contestation. Des avocats, vexés par des nominations de magistrats s’exprimant dans un anglais approximatif, exigeaient aussi que les jugements soient rendus conformément à leur tradition juridique, tandis que des étudiants de l’université de Buéa et leurs enseignants réclamaient primes et arriérés de salaire… Tout a ensuite basculé, entre manifestations et répressions.
Laisser perdurer dans un État unitaire et dans un secteur régalien, celui de la justice, deux systèmes juridiques tout en laissant accroire que les personnels de la fonction publique d’État pouvaient être mutés sans restriction aucune et sans conséquences est une faute. On a oublié l’histoire, ses legs et ses potentielles bombes à retardement.
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Ce que dévoile la crise politique actuelle, c’est l’insuffisante adaptation d’une ancienne colonie allemande (1884-1916), placée sous protectorat de la Société des Nations (1922-1946), puis sous tutelle (1946-1960) puis État indépendant. Reconstituée en État national plurilingue et fort le 1er octobre 1961, la première République, sous Amadou Ahidjo, a mis en œuvre une accélération de l’histoire par l’unification à marche forcée.
Centralisation, décentralisation et « makalapati »
Ratifiée par référendum le 20 mai 1972, elle s’est transformée en État unitaire du Cameroun. Celle-ci a subi une modification cosmétique en 1984, avec la deuxième République sous Paul Biya, l’appareil étatique devenant unitaire et centralisé. Cette recentralisation a reflué avec la loi du 22 juillet 2004, entamant un processus d’aménagement de l’État unitaire visant à implanter dans des circonscriptions locales des autorités administratives déconcentrées.
Ce mouvement de décentralisation a été insuffisamment réalisé dans les faits. Pour preuve, comment comprendre que des fonctionnaires ne soient pas payés pendant plusieurs mois ? C’est le cas des enseignants révoltés de Buéa, l’ancienne capitale du Cameroun Allemand de 1901 à 1914. Ils ne sont pas les seuls fonctionnaires à subir les incuries de l’administration qui poussent les plus faibles à la clochardisation et la majorité à l’épuisant système du « makalapati », la corruption.
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Toutefois, le pouvoir a mis à la disposition des collectivités territoriales un instrument fiscal et incitatif ouvrant la possibilité de lever des ressources propres. Dans les régions anglophones comme francophones, l’inertie l’a étouffé dans l’œuf. La montée du fondamentalisme, les blocages internes, l’assoupissement général et la diminution des recettes pétrolières ont conduit à l’État faible.
Résurgence des nationalismes
Quels enseignements peut-on tirer de la crise institutionnelle actuelle ? Les revendications des indépendantistes de l’Ambazonie – le nom de la République rêvée par les sécessionnistes anglophones – s’inscrivent dans un mouvement planétaire de résurgence des nationalismes : en Catalogne, où les « Catalibans » disposant d’une large autonomie, peinent à justifier leur départ d’un État multinational ; en Belgique, où la Flandre renâcle ; en Italie où la Lombardie s’apprête elle aussi à crier ses velléités séparatistes au nom de la « désunita ».
Position intenable sur le plan éthique, et politiquement irresponsable
En « Ambazonie », le dénominateur commun qui lie « Ambazonibans », « Catalibans », « Lombardibans », « Flamanibans » est surtout économique. Tous estiment que leur région étant la partie la plus prospère de leurs pays, ils vivraient mieux sans les autres.
Cette position intenable sur le plan éthique, est politiquement irresponsable. Dans ce registre, les populations de l’Est du Cameroun, où n’existent pas les hydrocarbures de la région anglophone mais des minerais importants, pourraient elles aussi rompre les liens.
Celles du Littoral, dans l’arc allant de Douala à Kribi, invoqueraient leur potentiel maritime pour s’en aller. Les séparatismes sont possibles, mais on voit combien le « Brexit » britannique est aventureux. Revendiquer un État, comme cela est légitime en Palestine ou dans le Kurdistan, c’est bien. Le faire partout, c’est inquiétant.
Entre le régime autoritaire d’Ahidjo et l’administration attentiste de Biya, il y a un monde
Le séparatisme camerounais questionne les manquements de l’étatisation de la nation. Les apports théoriques du politologue Juan Linz, relus par Mohammad-Saïd Darviche, sont éclairants : « La question de l’articulation entre les processus de construction étatique et de construction nationale doit être repensée autour d’une conception gradualiste de l’État. » Pour Linz, l’étaticité, ou « stateness » permettrait de mesurer la viabilité de l’État moderne.
Autrement dit, dans le cas du Cameroun, les différents modes de gouvernement depuis les indépendances doivent être examinés. Entre le régime autoritaire d’Ahidjo, mais magnifié par une vision de l’unité, et le type d’administration attentiste de Biya, il y a un monde. Ce dernier a davantage donné le sentiment de courir – un bien grand mot pour cet habile immobile – derrière les événements.
>>> A LIRE : Cameroun : Ahmadou Ahidjo ou l’État incarné
Penser la crise, c’est aussi panser l’échec des intellectuels
Il a la durée pour lui et la précarité pour les autres. Sa fierté politique, la paix, est rudoyée par les attaques bokoharamesques et ambazonibanes. Son erreur ? Le goût pour la scénographie de sa politique par l’imitation du faux départ du Mogho Naba burkinabè (roi des Mossi, au Burkina Faso). La mise en scène permanente de ses absences n’est qu’un masque, et sa démarche se résumerait ainsi : « Leading from the dark side of the street » – « Gouverner à partir du côté sombre de la rue ». Contrairement aux apparences, ses successeurs sont parmi les leaders de l’Ambazonia land.
Penser également que Biya est le problème et pas la solution renvoie à une hypothèse farfelue.
Comment sortir du statu quo ? Il serait dangereux d’invalider la voie des urnes. Ce serait appeler à un pronunciamiento militaire ou à une insurrection populaire. Les deux options court-termistes ne régleront pas les questions portant sur la morale publique et la nature plurilinguiste de la nation camerounaise.
Penser également que Biya est le problème et pas la solution renvoie à une hypothèse farfelue. Il dispose encore de la signature du Cameroun et de la légitimité pour agir. Il lui revient de préserver la Constitution et de faire montre de courage politique et d’innovation institutionnelle.
Penser la crise, c’est aussi panser l’échec des intellectuels. Ils n’ont jamais formé de coalitions crédibles tournées vers la satisfaction de l’intérêt général. Le devenir d’un pays, sa stabilité, la valorisation de son immense potentiel n’appartiennent pas à une main invisible et encore moins au prêchi-prêcha de brillants rhéteurs, mais à la capacité de la nation à se montrer irréprochable.
Le peuple en a vu d’autres et il est illusoire de lui présenter le panafricanisme comme option. Il doit d’abord être au clair avec son passif, son histoire et son État.
Chers lecteurs et lectrices, ce texte est une « invitation » à le critiquer, l’amender, l’infléchir et l’enrichir de vos apports. Il a pour objet non point d’imposer un point de vue, mais d’initier une nouvelle forme de conversation publique sur les questions de notre temps. Sortir des discours ou des postures d’autorité est une nécessité pour échapper à l’individualisme obsédant et à l’inertie étouffante qui en résulte.
Ainsi, la réflexion collaborative sera une base utile pour étoffer nos réflexions et non pour les réduire. Ce texte n’appartient plus à l’auteur. Il n’est qu’un fragment d’une somme plus vaste, celle de nos aspirations à un monde dialoguant et non soliloquant. Au Cameroun et ailleurs.
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