France-Rwanda : les contradictions du nouveau témoin qui incrimine le FPR dans l’attentat du 6 avril 1994
Apparu en mars 2017 après la réouverture inopinée, six mois plus tôt, d’une instruction interminable et controversée, un opposant rwandais qui affirme détenir des informations sur l’attentat qui a servi de prétexte au génocide des Tutsis en 1994 pourrait bien être à l’origine d’un nouveau clash diplomatique entre Paris et Kigali.
Attentat du 6 avril 1994 : retour sur l’enquête de la discorde entre la France et le Rwanda
Le 6 avril 1994, l’attentat contre le président rwandais Juvénal Habyarimana donnait le signal de départ au génocide contre les Tutsi. Retrouvez tous nos articles sur ce dossier qui empoisonne depuis vingt ans les relations entre Paris et Kigali.
« Le témoin de la 23e année ». C’est ainsi que l’a surnommé Me Bernard Maingain, l’un des avocats des sept Rwandais – tous des proches du régime actuellement au pouvoir à Kigali – mis en examen depuis 2010 dans le cadre de l’information judiciaire ouverte à Paris sur l’attentat commis le 6 avril 1994 contre l’avion de l’ancien président hutu Juvénal Habyarimana.
Il est vrai que, dans cette instruction controversée qui empoisonne depuis 2004 les relations entre la France et le Rwanda, les témoins de la 25e heure, apparus in extremis alors que l’enquête semblait toucher à sa fin, ne se comptent plus.
Se prétendant détenteurs de lourds secrets incriminant les plus hauts responsables de l’Armée patriotique rwandaise (APR) – l’ancienne rébellion tutsie – dans ce crime qui servit de déclencheur au génocide, ces témoins sont soupçonnés par Kigali d’avoir comme véritable objectif de prolonger indéfiniment l’instruction (qualifiée de « politique ») en fournissant des témoignages frelatés. « Les réseaux derrière ces témoins de dernière minute ont été identifiés, tout comme les manœuvres en cours. Nous répliquerons en temps voulu », ajoute Me Bernard Maingain, avocat belge qui fait tandem avec le Français Léon-Lef Forster.
Deux auditions en mars 2017
Le 8, puis le 21 mars 2017, « le témoin de la 23e année » était entendu à Paris par le juge Jean-Marc Herbaut, en charge de l’instruction depuis le départ de Marc Trévidic du pôle antiterroriste, en septembre 2015. Jeune Afrique a eu accès à la teneur de ces dépositions.
De son vrai nom James Munyandinda, l’homme a pris un nom d’emprunt depuis qu’en 2008 il a fait défection de l’armée rwandaise, au prétexte d’aller suivre une formation en Angleterre : Jackson Munyeragwe. C’est sous ce pseudonyme qu’il anime depuis plusieurs années un mouvement monarchiste en exil – le Rwandan Protocol for a Rwandan Kingdom (RPRK), ainsi qu’un site web farouchement anti-Kagame, doublé d’une radio en ligne.
Thank President Donald Trump, @realDonaldTrump never shake the bloody hands of criminal @PaulKagame https://t.co/8eh1Pvvqo6
— James Munyandinda (@Munyandindajams) September 20, 2017
Se présentant comme un ancien garde du corps de Paul Kagame au temps des années de maquis, James Munyandinda affirme avoir travaillé de 1992 à 2008 auprès de James Kabarebe, ministre rwandais de la Défense depuis 2010.
C’est à ce titre, affirme-t-il, qu’il aurait été le témoin direct, début 1994, du chargement des deux missiles sol-air SAM-16 ayant servi à abattre l’avion d’Habyarimana en avril. Un récit qu’il avait déjà formulé en décembre 2014, dans une lettre ouverte au sénateur belge Alain Desthexe, sans toutefois s’être jamais signalé à la justice française avant cette date tardive.
Le témoin incrimine directement James Kabarebe
L’homme revendique avoir appartenu à une équipe de dix soldats chargés de surveiller ces deux missiles au quartier général de l’APR, à Mulindi, dans le nord du Rwanda. Officiellement, ces missiles SAM-16 devaient servir à la protection anti-aérienne du QG de la rébellion.
Selon le témoin, James Kabarebe aurait supervisé en personne le chargement des deux caisses de couleur kaki renfermant les missiles
Mais en mars 1994, Munyandinda et ses collègues reçoivent l’ordre de charger les missiles dans un camion de marque Mercedes en partance pour Kigali, où un bataillon de 600 militaires de l’APR avait pris ses quartiers en vertu des accords de paix d’Arusha, signés en août 1993.
Selon le témoin, James Kabarebe – alors aide de camp de Paul Kagame, lequel commandait la branche militaire du Front patriotique rwandais (FPR) – aurait supervisé en personne le chargement des deux caisses de couleur kaki renfermant les missiles. Le témoignage direct de James Munyandinda s’arrête là.
Mais ce dernier ajoute qu’en juillet 1994, au terme du génocide, deux de ses anciens frères armes, Franck Nziza et Éric Hakizimana, seraient revenus à leur unité, où ils auraient confié à diverses personnes qu’ils avaient eux-mêmes utilisé les deux missiles pour abattre le Falcon 50 présidentiel.
Une version que Franck Nziza a déjà contestée vigoureusement devant le juge Trévidic, lorsqu’il a été interrogé par le magistrat antiterroriste, en 2010, au Burundi. Éric Hakizimana, lui, n’a jamais figuré dans les registres de l’APR, selon Kigali.
Des témoignages antérieurs qui semblent incohérents
James Munyandinda n’est pas le premier transfuge de l’armée rwandaise à défiler à la galerie Saint-Éloi du Palais de justice de Paris. Depuis 2001, une bonne demi-douzaine d’anciens rebelles – ayant depuis quitté le Rwanda, certains pour rejoindre des mouvements d’opposition en exil – sont en effet venus livrer des témoignages incriminant Paul Kagame et ses adjoints dans l’attentat du 6 avril 1994.
Les uns affirment avoir entendu des bribes de conversation lors des réunions préparatoires à l’opération ; les autres assurent avoir participé au chargement ou au transfert des missiles de Mulindi à Kigali. Mais leurs versions respectives se sont heurtées à un obstacle majeur : elles sont mutuellement incompatibles. Celle de James Munyandinda ne fait pas exception à la règle.
Avant lui, deux autres anciens rebelles avaient en effet prétendu avoir participé à l’acheminement des missiles sol-air : Aloys Ruyenzi et Emile Gafirita – ce dernier, qui a disparu à Nairobi en novembre 2014 dans des conditions jamais éclaircies, à la veille de venir témoigner en France, avait tout de même formulé son témoignage par écrit.
Les trois témoins livrent trois versions contradictoires
Selon le premier, les missiles avaient été logés dans un conditionnement en bois avant d’être dissimulés sous du bois de chauffage, dans le camion Mercedes. Le second assurait quant à lui qu’ils avaient été empaquetés dans une couverture et camouflés sous un matelas et divers vêtements, dans ledit camion.
James Munyandinda livre une troisième version, indiquant qu’ils avaient été conditionnés dans leurs deux caisses d’origine, mentionnant explicitement la catégorie de ces missiles d’origine russe (« SA-16 IGLA ») et comportant diverses inscriptions en cyrillique.
Concernant la date du transfert, là aussi, malgré la précision apparente de leurs souvenirs, les trois témoins livrent trois versions contradictoires. Ruyenzi le date de février 1994. Gafirita considère que l’opération a eu lieu une quinzaine de jours avant l’attentat – donc autour du 24 mars 1994. Et Munyandinda croit se rappeler qu’elle a eu lieu entre fin février et début mars 1994.
Quant à la composition de l’équipe chargée du chargement et du transfert, elle subit elle aussi de nettes fluctuations en fonction des témoins. Ruyenzi indique que quatre militaires de l’APR ont pris place à bord du camion, mais il n’en nomme que deux : Franck Nziza et Eric Hakizimana, les deux tireurs présumés.
Gafirita assure s’être lui-même trouvé dans le camion Mercedes, uniquement accompagné du chauffeur Eugène Safari, alias « Karakonje », et d’un certain « sergent Emmanuel ». Il précise en outre que le lieutenant Franck Nziza a accueilli le convoi au Conseil national de développement (CND, siège du Parlement du Rwanda). Donc, qu’il n’était pas à Mulindi au moment du départ.
Seul à mentionner James Kabarebe
Devant le juge, James Munyandinda est le seul à mentionner la présence sur place de James Kabarebe, qui serait venu en personne inspecter le chargement. Et aucun des nombreux noms qu’il mentionne au sujet de l’équipe chargée du chargement ou du transfert n’apparaît dans les autres témoignages – si ce n’est celui de Franck Nziza.
Énième contradiction : selon Aloys Ruyenzi et Emile Gafirita, le camion Mercedes était seulement escorté par deux Jeep de la Minuar (la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda) – l’un devant, l’autre derrière. Mais James Munyandinda, s’il évoque lui aussi deux auto-mitrailleuses de la Minuar conduites par des casques bleus belges, est le seul à affirmer que deux pick-up de l’APR encadraient le camion au sein du convoi.
Malgré les invraisemblances entre les témoignages respectifs des trois hommes, le juge Herbaut semble avoir pris au sérieux « le témoin de la 23e année ». Il a en effet adressé une convocation au ministre rwandais de la Défense, James Kabarebe, pour être confronté, en décembre, à James Munyandinda.
Une perspective que le gouvernement rwandais a décliné par avance, convaincu que l’instruction parisienne, après une accalmie sous le magistère de Marc Trévidic, est redevenue perméable à « une campagne clairement identifiée qui cherche à déstabiliser le Rwanda et son président ».
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