Concert : un vent de liberté nommé Emel Mathlouthi
En tournée internationale dans la foulée de son deuxième album, Ensen, la chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi a offert hier à son public parisien un concert cathartique.
Quelques notes de guembri électrique font vibrer la salle comble de la Gaîté Lyrique. Les murs tapissés d’écrans géants se teintent d’une couleur rouge sang. La voix d’Emel Mathlouthi, invisible, retentit. Tour à tour puissante et fragile, tout en modulations virtuoses, elle nous invite à la suivre, en équilibre au-dessus du gouffre. Le public, immobile, retient son souffle. La cérémonie peut commencer.
La chanteuse entre à pas mesurés dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’un rai de lumière la révèle en diva gothique : pantalon noir, chemisier noir aux manches bouffantes et au décolleté plongeant jusqu’au nombril. Une princesse dark qui aurait troqué le conte de fées pour un thriller… loin, très loin des chanteuses orientales lascives d’un orient fantasmé qui alimentent la pop arabophone.
Concert mystique
Un deuxième titre, Fallen, reprenant les paroles de New Year’s Prayer de l’icône du folk-rock américain Jeff Buckley, nous fait basculer définitivement dans son univers sombre, introspectif et mystique. Sonorités d’orgue d’église, chœurs vibrants, percussions tribales, cordes et boucles hypnotiques empruntées aux stambalis (les « gnaouas tunisiens ») invitent à une transe œcuménique. Aucun dieu n’est convoqué dans la grand-messe d’Emel Mathlouthi, mais le spectateur ressent de chanson en chanson une transcendance, une élévation. Sans doute parce que ce menu bout de femme de 35 ans est lui-même traversé pendant tout le concert par quelque chose qui le dépasse.
On l’a longtemps célébrée pour avoir été la « voix du printemps tunisien. » Elle a entonné Kelmti horra (« ma parole est libre ») pendant les manifestations, dans une ambiance, déjà, de recueillement, dans le halo des bougies. Mais l’étiquette lui pèse, et elle n’a pas repris hier l’hymne de la révolution, au grand regret des spectateurs d’origine tunisienne, nombreux ce soir-là. « Cela fait onze ans que je la chante… je veux passer à autre chose », se justifiait-elle en coulisses. En vérité, le souffle de liberté de Kelmti horra est toujours là, mais il s’est déplacé. Dans sa musique, dans son corps, donnant une portée universelle au message de celle qui joua à Oslo pour la remise du prix Nobel de la paix en 2015.
Révolution du son
D’abord influencée par des artistes populaires et engagés (Joan Baez, John Lennon, Cheikh Imam…), elle a prêté sa voix à plusieurs groupes de métal avant de signer des compositions plus politiques. Son deuxième album, « Ensen » (« humain »), dont elle reprend la plupart des titres sur scène, est une révolution sonore. Une imbrication d’électro, de musique traditionnelle, de trip-hop et de rock un peu glaçante sur l’album, mais brûlante sur scène, surtout lorsqu’un quatuor de cordes (violons et violoncelles) joue des coudes avec les claviers et les machines. On en regrette de ne pas avoir pu assister à sa prestation donnée le 12 août au festival de Carthage. La pasionaria, déprogrammée, avait finalement réussi à réintégrer la manifestation après un tollé dans les médias et sur les réseaux sociaux. Plusieurs percussionnistes tunisiens, un joueur de ney (genre de flûte joué par des confréries soufies), un orchestre symphonique… en tout 35 personnes, accompagnaient l’égérie de la révolution.
Cette étape a été « une parenthèse importante » pour une artiste qui se veut « en perpétuelle évolution ». Modifiant constamment son set, elle aboutit à une formule magique où elle tient son public en haleine et en tension, ne s’autorisant qu’une ou deux transitions de quelques mots pour applaudir la naissance d’une conscience collective féministe.
Son show baignant dans une ambiance noire, blanche et rouge (couleurs de la tragédie) a surtout gagné en théâtralité. Encerclée par des vidéos montrant des corps dénudés pris de convulsions, des villes en ruines, elle se lance parfois elle-même dans des chorégraphies désarticulées. Petit pantin disloqué, agité par des forces plus grandes qu’elles et sa quête intérieure. « Suis-je noirceur ou blancheur ? Suis-je une braise ou un tas de cendres ? » Dans ce combat d’une voix qui cherche sa voie, d’un corps qui veut briser ses chaînes, c’est le public qui sort vainqueur et libéré. Emel, elle, continuera à lutter avec ses démons dans un troisième album sur lequel elle a commencé à travailler avec le fabuleux Amine Metani, petit prodige de l’électro tunisienne, et fondateur du label Shouka.
La liste des prochains concerts est ici.
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