La vie devant elle

Avec son style enlevé et ses trouvailles littéraires, NoViolet Bulawayo montre le monde tel qu’il va (plutôt mal) à travers les yeux d’une enfant.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 14 juillet 2014 Lecture : 3 minutes.

Il nous faut de nouveaux noms : le titre du premier roman de NoViolet Bulawayo résonne comme un programme politique radical. Un programme qu’elle se serait appliqué à elle-même, puisque cette jeune auteure née en 1981 à Tsholotsho, au Zimbabwe, s’appelle en réalité Elizabeth Zandile Tshele. Sélectionnée pour le Man Booker Prize en 2013, lauréate du Caine Prize for African Writing en 2011, elle vit aujourd’hui aux États-Unis et enseigne à l’université Stanford (Californie). Son premier roman, très adroitement traduit en français par Stéphanie Levet, est une superbe prouesse stylistique.

Ce n’était pas évident : donner à entendre le ton de l’enfance, comme Romain Gary le fit avec brio dans La Vie devant soi, n’est pas permis à tout le monde. Sur près de 300 pages, NoViolet Bulawayo parvient à se glisser dans la peau de Chérie, petite voleuse de goyaves d’un pays d’Afrique dont le nom ne sera jamais mentionné, mais qui pourrait bien être le Zimbabwe – ou le Kenya ou la Côte d’Ivoire, à y bien regarder.

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Sans son style enlevé et ses trouvailles littéraires, Il nous faut de nouveaux noms se résumerait à une longue litanie de clichés trop souvent entendus à propos de "l’Afrique qui souffre". Il y est en effet question d’oppression politique des opposants, de sida, de pasteurs illuminés, de manifestations violentes, de saccages, de bidonvilles, de mort et d’immigration…

Le parcours de la petite Chérie est lui-même une sorte de caricature : de son quartier à l’Amérique surconsommatrice, où elle est accueillie par sa tante, de la chaleur des amitiés d’enfance à la froideur des petits boulots, cette gamine insolente illustre une fois de plus le thème tant de fois ressassé des Africains allant chercher le salut chez l’esclavagiste ou le colon d’antan. Mais NoViolet Bulawayo investit son personnage avec tant d’empathie qu’elle parvient, magie incroyable des mots, à montrer le monde tel qu’il va (plutôt mal) à travers les yeux d’une enfant d’aujourd’hui.

Déracinement au risque de se perdre

C’est à la fois naïf et cru, débarrassé des garde-fous de l’âge adulte. Du genre : "Je déteste les bébés, alors je souris pas quand le bébé de MaMoyo il me regarde avec ses espèces d’yeux de crapaud. Et en plus de tout, il est moche ce bébé ; il a l’air choqué comme si il venait de voir les fesses d’un serpent." Ou encore : "Si on mange beaucoup de goyaves c’est qu’on a pas d’autre moyen de tuer notre faim, et quand c’est le moment de faire nos besoins, on a tellement mal que ça devient une chose presque impossible à faire, comme si on essayait de donner naissance à un pays."

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Mais là où la romancière est le plus habile, c’est quand il s’agit de montrer l’évolution de Chérie, propulsée dans son nouvel environnement – dans un pays dont elle comprend très tôt qu’il ne sera jamais le sien. Explorant les méandres de la pornographie sur internet, découvrant et intégrant les préoccupations d’une jeunesse nantie, Chérie se déracine peu à peu au risque de se perdre. Ses amis d’enfance deviennent de lointaines voix au téléphone et ses nouvelles amies… ses nouvelles amies ne peuvent pas savoir, la preuve :

"Tu sais qui c’est, ce type ? Je dis en tendant le DVD [d’Invictus] pour que Kristal puisse voir.

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Pffff, c’est qui connaît pas Morgan Freeman ?

Ça je sais, je te parle de qui il joue dans le film.

Ben qui ?

Nelson Mandela, je dis, et je suis étonnée de la fierté dans ma voix, comme si je parlais de quelqu’un que je connais comme si on avait joué au jeu des pays ensemble ou quoi.

Ah ouais, sêtre le vieux on voit sur les T-shirts, là."

Mais debout au bord du précipice qu’est l’âge adulte, à des milliers de kilomètres de son enfance, accompagnée seulement d’exilés sans repères, Chérie a, pour se choisir un nom, toute la vie devant elle.

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