Tunisie : la métamorphose du Festival international de Carthage

Après des années de déclin, le plus ancien des festivals encore opérationnels du monde arabe entend renouer avec la qualité et l’expertise de ses débuts. Et fêtera en grande pompe ses 50 ans avec, entres autres, Anouar Brahem, Yanni, Youssou Ndour ou encore le fringant Stromae.

Le groupe de danse indien « Bollywood Express » le 11 juillet au festival de Carthage. © Yassine Gaidi / AFP

Le groupe de danse indien « Bollywood Express » le 11 juillet au festival de Carthage. © Yassine Gaidi / AFP

Publié le 18 juillet 2014 Lecture : 6 minutes.

Les habitants du Grand Tunis le disent tous : sans le Festival international de Carthage, l’été… n’est pas l’été ! Devenue au fil des éditions une véritable institution culturelle, la manifestation fêtera ses 50 ans avec éclat du 10 juillet au 16 août. La fidélité et l’impatience du public sont déjà perceptibles : plusieurs spectacles affichent complet. La programmation éclectique renoue avec un label qualité, négligé lors de la dernière décennie.

Une intention confirmée dès l’ouverture avec Anouar Brahem – pas moins -, qui lancera les premières notes d’un festival où la musique est prépondérante. Le talentueux compositeur tunisien, référence internationale trop rare sur la scène locale, présentera en avant-première mondiale Souvenance, sa dernière création, qui explore de nouveaux univers musicaux où le jazz, la poésie conversent avec des instruments à cordes.

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Cette année, Carthage (comme on l’appelle tout simplement en Tunisie) a mis la barre très haut et entend satisfaire un large public. Les vedettes libanaises, omniprésentes lors des précédentes sessions, sont moins nombreuses pour laisser la place à des têtes d’affiche qui ne figurent pas forcément dans le top 50 actuel. Yanni, IAM, Youssou Ndour feront bouger les jeunes – et les moins jeunes -, tout comme Cheb Mami, Natasha St-Pier ou Chimène Badi, mais le temps fort attendu de tous reste le concert du fringant Stromae.

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Les valeurs sûres de la variété tunisienne telles que Saber Rebaï seront également de la partie, et une large place sera accordée à la musique traditionnelle revisitée par Zied Gharsa ou Riadh Fehri. C’est le métissage musical du standard Mozart. L’opéra rock qui clôturera les 30 soirées dont peu seront consacrées au théâtre et à la danse, mais parmi lesquelles sera présenté EauSecours !, le spectacle écologique de la chorégraphe Nawel Skandrani sur la question du contrôle et de la gestion des ressources aquatiques de la Palestine. Enfin, pour ses 50 ans, Carthage s’offre un off avec des spectacles et des expositions sur Tunis et sa banlieue.

Indéniablement, pour ce demi-centenaire, le festival effectue un bond qualitatif et répond à la demande d’un public assoiffé de divertissement et de culture. Mais cette programmation s’est aussi imposée aux organisateurs afin de répondre aux différentes initiatives privées, comme Jazz à Carthage, qui ont largement démontré que la qualité assure la pérennité d’une manifestation et que le public répond présent – même lorsque le tarif peut être élevé – quand son niveau d’exigence est satisfait.

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Des concerts d’Armstrong, des pièces de la Comédie-Française, des danseurs étoiles

À sa création, le plus ancien des festivals encore opérationnels dans le monde arabe se voulait dans la lignée des grands événements européens. Et pouvait si bien prétendre rivaliser avec le festival d’Antibes que les vedettes renommées de jazz programmaient un passage par Carthage lors de leurs tournées d’été. Des générations entières se souviennent des concerts d’Armstrong, de Dizzy Gillespie mais aussi des pièces de la Comédie-Française et du pas de deux des danseurs étoiles de l’Opéra de Paris, Claire Motte et Jean-Pierre Bonnefous, présentés au clair de lune avec en arrière-plan sonore le ressac de la mer. D’autres se souviennent de Gilbert Bécaud, de Claude Nougaro, de James Brown ou encore de Ray Charles.

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Plus qu’avoir marqué les esprits, Carthage a façonné une approche artistique ouverte. C’était au temps de Bourguiba. Le festival, qui était produit par le ministère de la Culture (et l’est encore), était par ailleurs sponsorisé par la Société nationale des courses (SNC), qui a donné son logo équin à la manifestation. Avec Ben Ali, la culture est devenue le parent pauvre du système, et le festival a vu son budget sans cesse rogné.

Le populisme ambiant a fait de l’amphithéâtre de Carthage un défouloir à ciel ouvert où résonnaient les rythmes enivrants de la variété orientale. Une révolution plus tard, un contexte de liberté recouvrée a contraint à un choix politique différent, d’autant que la manifestation pouvait, avec son ancienne notoriété, participer à réhabiliter l’image de la Tunisie, écornée depuis 2011 par la montée de l’islamisme et de la violence politique.

L’organisation du cinquantenaire confiée à Sonia Mbarek

Rien d’étonnant à ce que la musique soit reine de cette session. La remise en selle de Carthage n’aurait pu être possible sans l’actuel ministre de la Culture, Mourad Sakli, qui avait assuré avec succès la direction de la précédente édition malgré un climat de vives tensions politiques et sociales. L’expertise de ce compositeur – acquise lorsqu’il était directeur du Centre des musiques arabes, de 2002 à 2009 – a permis d’imposer un standard minimum pour Carthage. Avec habileté, il a confié l’organisation de ce cinquantenaire à Sonia Mbarek, cantatrice mais aussi avocate militante des droits de l’homme connue pour son extrême exigence professionnelle.

Elle a hérité d’un véritable casse-tête : donner de l’envergure à l’événement en pleine crise économique et boucler en moins de quatre mois une programmation diversifiée avec des artistes souvent déjà engagés pour une tournée estivale.

Raison pour laquelle, dit-elle, elle n’a pu programmer de spectacle marquant pour l’ouverture : "J’ai eu beau contacter plusieurs créateurs tunisiens pour qu’ils nous préparent un spectacle exceptionnel, qui soit à la hauteur de l’événement, mais en vain, rien n’était prêt." Sonia Mbarek ne dévoilera le coût de l’opération qu’à la clôture du festival. L’édition 2013 avait bénéficié d’un budget de 2,2 millions d’euros. La sponsorisation et la billetterie avaient rapporté 700 000 euros.

Pour 2014, Sonia Mbarek est sûre de faire carton plein : plus de 10 soirées affichent déjà complet, même si Shakira, trop chère, ne sera pas de la fête. Yanni, quant à lui, sera bien là. Lui qui collectionne plus de 40 disques de platine et d’or et a vendu plus de 25 millions d’albums dans le monde donnera deux concerts au lieu d’un, tant on a frôlé l’émeute lors de l’ouverture de la billetterie !

Il y a lieu de parier qu’avec des prix oscillants entre 15 et 30 euros pour les spectacles tunisiens et 20 et 50 euros pour les autres, la capacité de 30 000 places de l’amphithéâtre sera largement dépassée certains soirs. Personne ne s’en formalisera, les spectateurs ont l’habitude de s’installer sur les pierres autour des gradins et de s’agglutiner à côté de la cabine technique ! C’est cela l’ambiance de Carthage.

"On y va pour chanter, danser. Le public finit par faire partie du spectacle et cela devient comme une formidable kermesse. On y est juste heureux", assure un fan du chanteur tunisien Saber Rebaï. Antidote à la morosité qui paralyse le pays, le millésime 2014 de Carthage devrait être un exutoire pour apaiser les esprits et démontrer que l’on peut vivre avec allégresse en Tunisie malgré les alertes sécuritaires et les grèves.

Un été festif… malgré tout

En Tunisie, chaque commune a son festival, sans oublier ceux que l’État promeut. La montée du conservatisme et la mainmise des islamistes sur certaines collectivités locales faussent la donne. Le chanteur et joueur d’oud Lotfi Bouchnak a été empêché par des salafistes de se produire à Kairouan début juillet. En 2013 déjà, la femme de théâtre Leïla Toubal, organisatrice du Festival de la médina de Hammam Lif, a rendu son tablier sous la pression de la municipalité. Cette année, des rumeurs ont plané sur le festival de Tabarka, laissant à penser qu’il pourrait être annulé.

Mais il aura bien lieu, même si on ne sait toujours pas quand. Un regret cependant : ni Tracy Chapman, ni Norah Jones, ni Michael Bublé n’en seront les hôtes. "Dommage, on aurait bien voulu ne pas bronzer idiot", commente un fidèle de Tabarka, reprenant à son compte le slogan qui avait rendu célèbre ce très festif rendez-vous de jazz et de world music.

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