Mohammed VI : mosquées marocaines sous surveillance

En interdisant aux imams toute activité politique ou syndicale, le roi du Maroc Mohammed VI renforce son ascendant sur les lieux de culte. Un processus entamé il y a plus de dix ans.

Mohammed VI félicite Mohamed Abou Al Houda Al Yaqoubi après un séminaire religieux, en 2012. © AZZOUZ BOUKALLOUCH / AFP

Mohammed VI félicite Mohamed Abou Al Houda Al Yaqoubi après un séminaire religieux, en 2012. © AZZOUZ BOUKALLOUCH / AFP

ProfilAuteur_NadiaLamlili

Publié le 21 juillet 2014 Lecture : 7 minutes.

(Mis à jour le 23 juillet à 12h40)

"Il est interdit aux préposés religieux d’exercer toute activité politique ou syndicale ou même de prendre une position à caractère politique ou syndical. Ils sont, en outre, tenus de respecter les principes de l’école malékite, de la doctrine achâarite, les constantes de la nation et tout ce qui est d’usage au Maroc." En édictant ce dahir ("décret royal") le 26 juin, à la veille du ramadan, le roi Mohammed VI a verrouillé le discours religieux dans les mosquées.

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Sa formulation, à la fois tranchante et très ouverte – ce qui n’est pas nouveau dans les lois marocaines -, donne à la Commanderie des croyants un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’élargir son contrôle sur les lieux de culte, tout en gardant la latitude de sévir à chaque fois qu’elle le juge nécessaire.

Si l’interdiction d’affiliation à un parti politique et à un syndicat est claire, rien ne précise ce que sont "une position à caractère politique", les "constantes de la nation", et "ce qui est d’usage au Maroc", même si tout le monde comprend implicitement qu’il s’agit de respecter la lecture officielle de la religion, c’est-à-dire un islam d’État et non celui de courants radicaux venus d’Orient.

Atténuer le poids électoral du PJD, lutter contre le jihadisme ou contrer les fatwas extrémistes, les raisons du tour de vis sont multiples.

"À un an des élections communales, un tel dahir sert à couper les ailes du Parti de la justice et du développement [PJD, islamiste, au pouvoir], qui a des relais dans les mosquées", analyse Youssef Belal, auteur du Cheikh et le Calife – Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc (ENS éditions, 2011). "Limiter l’influence du PJD est un enjeu minime face au gros souci du moment : le jihadisme", rétorque Hassan Tarek, membre du bureau politique de l’Union socialiste des forces populaires (opposition). 

Prise de contrôle du champ religieux depuis les attentats du 16 mai 2003

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Atténuer le poids électoral du PJD, lutter contre le jihadisme ou tout simplement contrer les fatwas extrémistes – comme celle appelant à l’assassinat d’un journaliste émise en 2012 par l’imam Abdellah Nhari -, les raisons de ce tour de vis sont multiples. Et ce décret royal n’est pas une surprise en soi : il fait partie d’un processus de prise de contrôle du champ religieux entamé depuis les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca.


Le souverain après les attaques de Casablanca, le 18 mai 2003.
© Abdelhak Senna/AFP

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Ce vendredi noir, le Maroc a réalisé qu’il n’était pas à l’abri du terrorisme, même s’il collaborait étroitement avec les États-Unis depuis le 11 Septembre. Dirigé à l’époque par Abdelkébir Alaoui M’Daghri, le ministère des Habous et des Affaires islamiques ne possédait pas le pouvoir d’encadrement qu’il détient actuellement. Le ministre étant souvent critiqué pour "sa tolérance" envers les courants salafistes, les services sécuritaires étaient chargés de suivre "l’islam politique" au Maroc, d’autant qu’ils détenaient une expertise avérée sur les membres de la Jamaâ ("communauté") Al Adl wal Ihsane de Cheikh Abdessalam Yassine, fervent opposant au régime.

C’est durant cette période que des imams notoires comme Hassan El Kettani, Abou Hafs ou Mohamed Fizazi faisaient des prêches incendiaires contre George W. Bush et appelaient à dialoguer avec les frères islamistes. L’espace public était envahi par des brochures et des cassettes au discours rétrograde et appelant au jihad, poussant la police à faire des descentes pour les récupérer.

Jusqu’en 2003 donc, la lutte contre le radicalisme était purement sécuritaire, sans grande participation du ministère du culte marocain. Lorsque le coeur de Casablanca est ensanglanté, tout change. L’État, ébranlé, décrète des arrestations massives parmi les islamistes (ou présumés tels) : 7 000 personnes sont visées, dont les leaders de la Salafia Jihadia et même des membres du PJD (alors dans l’opposition). Ce dernier, englouti dans ce magma islamiste-jihadiste-takfiriste, même s’il a toujours prêté allégeance au régime, tombe en disgrâce.

Contrôle des mosquées

Le roi décide de réinvestir le champ religieux en jetant le discrédit sur toutes les doctrines wahhabites, mais aussi en reprenant le contrôle des mosquées. Le salut du Maroc nécessitait un "nettoyage" des cerveaux des préposés religieux (imams, prédicateurs, muezzins…) qui, parfois par ignorance et simple fraternité musulmane, flirtent avec les idées radicales.

En 2005, l’État crée une chaîne de télévision et une radio coraniques pour contrer l’islam satellitaire (Al-Jazira, Iqraa, Al-Manar…). "C’est bien une tentative, car il est impossible de nos jours de prétendre à un contrôle médiatique", précise Mohamed Nabil Mouline, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (France) et auteur du Califat imaginaire d’Ahmad al-Mansûr (PUF, 2009).

En 2004, Mohammed VI prononce un important discours à Tétouan (Nord), l’un des bastions des salafistes, pour tracer les contours de sa nouvelle politique religieuse : restructuré, le ministère des Habous sera officiellement chargé d’encadrer les mosquées. Parallèlement, le roi enclenche un vaste programme de lutte contre la pauvreté, l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), destiné en priorité à réhabiliter les quartiers périphériques des villes marocaines où a éclos l’islam radical. Il doit aussi renforcer les actions culturelles pour la jeunesse et les plans de logements sociaux à grand renfort de crédits garantis par l’État.

Mais la première action innovante en matière d’encadrement religieux est lancée en 2006 : une "Imam Academy" dispense une formation oubliant l’opposition manichéenne entre haram et halal pour s’ouvrir aux sciences humaines. Les femmes peuvent y devenir morchidate ("conseillères religieuses"). Une première dans le monde arabe ! Dans le centre régional des oulémas de Bab Chellah, à Rabat, hommes et femmes écoutent un certain Ahmed Abbadi, l’un des architectes de cette formation, parler de la musique underground, du harcèlement sexuel, du chômage des jeunes… incitant ses élèves à répondre aux vrais soucis de la population.

Les morchidate sont multitâches : assistantes sociales, aides de vie, confidentes… À travers elles, l’État véhicule son discours sur un islam tolérant, consigné dans le Guide de l’imam, du sermonnaire et du prédicateur, élaboré par le ministère pour leur offrir des "éléments de langage". En contrepartie, elles perçoivent un salaire de 4 000 dirhams (335 euros) largement supérieur à celui des imams (souvent quasi analphabètes), qui n’ont droit qu’à 800 dirhams. Pour éviter toute tension sociale, ces derniers seront augmentés en 2012. Une revalorisation que l’État a payée lui-même, à hauteur de 541 millions de dirhams pour 46 000 imams.

Cours d’alphabétisation dans les mosquées

Avec des religieux bien formés, plus ou moins bien rémunérés, les mosquées se refont une jeunesse. Réduites au simple rôle de lieu de prière sous Driss Basri, l’ancien tout-puissant ministre de l’Intérieur de Hassan II, et fermées en dehors de celle-ci, elles redeviennent peu à peu des lieux de sociabilisation. Après la prière d’El-Asr (au milieu de l’après-midi), les femmes suivent les cours d’alphabétisation dispensés par une morchida ou une âlima ("théologienne"). Jamais un tel programme n’a eu autant de succès : il est parfaitement adapté à la culture des Marocains, qui, pour beaucoup, préfèrent apprendre dans la maison de Dieu que dans une école publique.

Le roi pouvait donc facilement imposer sa vision de l’islam, même dans le domaine des fatwas – un acte libre pour tout théologien. Il rénove le Conseil supérieur des oulémas, instance placée sous sa tutelle directe, et le charge d’émettre des avis religieux à chaque fois qu’il doit calmer une polémique ou contrecarrer un religieux indomptable. "On se rappelle encore d’Ahmed Raïssouni, ancien leader du Mouvement Unicité et Réforme, obligé de quitter le Maroc à cause de ses fatwas irrévérencieuses", précise Youssef Belal.

Roi et religion

Depuis les attentats de Casablanca, le roi étend donc son emprise, ce qui entraîne par moments une confusion avec la sphère politique. Ainsi, les imams avaient largement milité en faveur du "oui" au référendum constitutionnel de 2011. Et à la surprise générale, on a vu les soufis de la Zaouiya Boutchichia, historiquement neutre, défiler pour appeler à voter dans le même sens.

"Ces attitudes sont en contradiction avec le discours officiel de dépolitisation des mosquées. En réalité, le pouvoir ne veut pas y interdire la politique, mais y imposer ses propres vues", lâche un membre de l’organisation Al Adl wal Ihsane. Moins virulent, Abdelali Hamieddine, député du PJD, ne remet pas en question le dahir royal mais souligne "qu’il est impossible de dissocier la mosquée de la politique, vu son rôle historique de mobilisation de la population". Les islamistes ont compris que cet étau qu’est la tutelle du roi sur la religion se referme lentement sur eux…

"L’utilisation d’un certain nombre de ressources symboliques réinventées par le pouvoir politique (la commanderie des croyants dans le cas marocain) pour contrôler étroitement le champ religieux a montré ses limites dans l’histoire. La confusion entre le politique et le religieux finit par décrédibiliser les deux. Des institutions religieuses nationales indépendantes éventuellement sous la présidence honorifique du chef de l’État pourraient encadrer les populations et faire face aux courants concurrents", propose le chercheur Mohammed Nabil Mouline. Cette idée, qui n’est certes pas neuve, revient à demander une Commanderie des croyants non exécutive, symbolique. Ce qui est en soi une avancée dans la séparation du religieux et du politique. Mais c’est oublier que le concept d’Amir Al Mouminine est beaucoup plus large, historique, et permet au pouvoir de revendiquer une certaine légitimité. Autre limite de cette idée : créer une institution intermédiaire pourrait cléricaliser le religieux, ce qui est contraire à l’esprit de l’islam, ou du moins à la pratique sunnite.

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