Boko Haram : les forces armées du Nigeria, avec pertes et fracas
Elles sont d’une brutalité légendaire. Dans le nord du Nigeria, l’armée et la police inspirent la même crainte que les islamistes qu’elles sont censées combattre. Et pourtant, depuis des mois, elles sont tenues en échec par Boko Haram. Explications.
Elles se sont échappées toutes seules, sans aide ni effusion de sang. Début juillet, 63 des 68 femmes qui avaient été enlevées quelques semaines plus tôt par Boko Haram dans le village de Kummabza, dans l’État de Borno, ont fait faux bond à leurs ravisseurs, occupés à affronter l’armée nigériane non loin de là. Le même jour, des habitants de Chibok, la ville connue dans le monde entier depuis que plus de 230 lycéennes y ont été enlevées le 14 avril, étaient à Abuja pour réclamer l’ouverture de pourparlers avec Boko Haram. Ils ne veulent surtout pas que l’armée s’en mêle.
C’est peu dire que les Nigérians, surtout ceux du Nord, n’ont pas confiance en leurs forces de l’ordre. Décrites comme "cruelles", "dépassées" ou "corrompues" par ceux-là mêmes qui souffrent au quotidien de la folie meurtrière de Boko Haram, l’armée et la police inspirent la même crainte que les islamistes qu’elles sont censées combattre. Dans le sud-est du Niger, dans les environs de Diffa, où près de 50 000 personnes ont trouvé refuge ces derniers mois, on dit avoir fui tout autant les "razzias" de Boko Haram que les "exécutions sommaires" des troupes régulières.
"Pour eux, l’un ou l’autre, c’est la même chose, explique un fonctionnaire international qui a recueilli leurs témoignages. Quand l’armée est informée que Boko Haram est passé dans tel village, elle y pénètre en force, s’attaque aux mosquées, cherche de possibles collaborateurs et n’hésite pas à en abattre."
Plus de 1100 morts en quelques jours
Il n’y a là rien de nouveau. En 2009, pour mettre fin à la première insurrection de ce qui n’était encore qu’une simple secte, les soldats et les policiers n’avaient pas fait dans la dentelle, tuant nombre de ses membres, mais aussi des centaines de civils. À Maiduguri, le fief de Boko Haram, les forces de l’ordre avaient rassemblé et exécuté tous ceux qui étaient suspects. Entre le 27 juillet et le 1er août, plus de 1 100 morts avaient été comptabilisés.
Les citoyens nigérians ne sont pas les seuls à se méfier. Les militaires français, les Américains et les Britanniques ne leur accordent guère plus de crédit. Sarah Sewall, sous-secrétaire d’État américaine pour la Sécurité civile, a dénoncé "la corruption qui empêche des équipements basiques comme les munitions ou les véhicules de transport d’atteindre la ligne de front".
Plusieurs sources évoquent en outre des "complicités" dont bénéficierait le groupe islamiste au sein de l’armée. "Comment expliquer qu’ils aient le temps de quitter leurs camps d’entraînement à chaque fois que l’armée lance une offensive ?" s’interroge un haut gradé français. Et puis, il y a cette brutalité quasi légendaire…
>> À lire aussi : Comment l’armée nigériane essaie de faire face à Boko Haram
"Tirer dans le tas !"
À l’Élysée, on admet que si les lycéennes de Chibok sont localisées, tout sera fait pour éviter que l’armée nigériane intervienne seule. "Ce serait un bain de sang", souffle un diplomate. À Londres, on n’a pas oublié le fiasco de la tentative de libération de deux otages, en 2012, dans la banlieue de Birnin Kebbi (Nord-Ouest). Nous sommes le 8 mars. Les terroristes sont sur le point de déplacer Chris McManus et Franco Lamolinara.
Le risque qu’ils disparaissent dans la nature est important. Décision est prise de donner l’assaut. Pour ce faire, des membres des forces spéciales britanniques assistent directement les Nigérians, mais c’est un échec cuisant : Boko Haram exécute ses prisonniers. Selon les Britanniques, l’approche a été menée sans la moindre discrétion. Ébahis, ils ont vu les Nigérians charger furieusement, dans le désordre, dans un fracas de cris et de rafales d’armes automatiques… L’opération a été conduite par la "crème" des forces de sécurité ; elle résume à elle seule l’état des forces de l’ordre du pays.
Pourtant, une partie des responsables politiques et militaires ne sont pas aussi apathiques qu’il est répété à l’envi. "Quoi qu’on en dise, c’est une bonne armée, combative et bien équipée. Nous aimerions avoir son niveau de compétence", soutient un général issu d’un pays voisin. "On sent une réelle bonne volonté de la part des autorités, tant politiques que militaires", assure un diplomate français.
Mais la police et l’armée sont les héritières d’une histoire sanglante, jalonnée d’erreurs et de décisions hasardeuses. Lancée en 2000, un an après la fin du régime militaire, la réforme du secteur de la sécurité, qui concerne l’armée comme la police, avait pourtant bien démarré. Les salaires sont rehaussés, les effectifs renforcés (40 000 policiers sont recrutés chaque année entre 2000 et 2004).
Mais les hommes ne sont pas toujours déployés là où il le faudrait, et certains d’entre eux sont peu scrupuleux ou physiquement inaptes. En outre, la formation est inadaptée. Résultat : la police (330 000 éléments en 2005) devient vite un fardeau. Le 30 juillet 2009, ce sont d’ailleurs des policiers qui exécutent Mohammed Yusuf, le chef historique de Boko Haram, au prétexte (auquel personne n’a jamais cru) qu’il aurait tenté de s’évader. Cet assassinat aboutira à la radicalisation de ses adeptes et à la situation actuelle.
Abuja a fini par faire appel à l’armée. En 2011, le gouvernement déploie 3 600 hommes dans le Nord-Est. Puis 2 000 autres en 2013. En mai de cette même année, l’état d’urgence est déclaré dans les trois États de l’Adamawa, Borno et Yobe. L’armée devient toute-puissante. Mais dans les villages, la réputation des soldats n’a rien à envier à celle des policiers. Et de fait, la réponse de l’armée à Boko Haram pourrait être caricaturée par cette formule lapidaire : "Tirer dans le tas !"
Certes, les soldats sont mieux formés que la police. Mais sûrs de leur impunité, mus aussi par la crainte que leur inspirent les combattants islamistes, ils ne font pas dans le détail. À plusieurs reprises, les notables du Nord s’en sont plaints auprès du pouvoir central. En vain. Entre 2009 et 2013, 3 600 personnes ont été tuées. Depuis le début de cette année, 1 500…
Manifestation organisée début mai à Lagos, en faveur des lycéennes de Chibok.
© Akinitunde Akinleye/Reuters
Des villageois appeurés
À Chibok, le 14 avril, l’armée avait eu connaissance de l’opération que préparaient les islamistes. Mais la menace n’a pas été prise au sérieux. Faute de mieux, un dispositif a été mis en place dans la hâte par les commandants locaux. Dispositif trop léger et dispersé : quand arrive Boko Haram vers 23 h 45, il vole en éclats. Les soldats battent en retraite, suivis de villageois apeurés. L’échec est cuisant, et le président Goodluck Jonathan le paie encore aujourd’hui.
Mais que peut cette armée qui ne dispose pas de "forces spéciales" dignes de ce nom ? Que peuvent les 8 000 hommes de la 7e division d’infanterie chargée de sécuriser une zone de près de 155 000 km² ? La Joint Task Force (JTF) qui lui est rattachée aligne des hommes mieux formés, mais elle n’a rien d’une unité d’élite. Créée en 2011, elle mêle des éléments de la police et des armées de terre, de l’air, de la marine, qui ne sont pas formés au contre-terrorisme.
Boko Haram : richement doté et bien armé
Aujourd’hui, le Nigeria ne compte qu’un petit nombre de commandos et ne dispose pas de groupements capables de traquer des insurgés depuis les airs. Des efforts ont été faits ces dernières années : un centre de contre-terrorisme a vu le jour en 2009. En janvier dernier, les États-Unis ont aidé à la mise en place d’un commandement des opérations spéciales. Bientôt, des soldats seront formés (par les Américains) à la tactique des petites unités, aux patrouilles, aux opérations nocturnes. Ils pourront traquer les islamistes là où ils sont aujourd’hui intouchables, dans la forêt de Sambisa ou aux frontières.
Le Nigeria, longtemps jaloux de sa souveraineté, a fini par s’ouvrir à l’extérieur.
Le Nigeria, longtemps jaloux de sa souveraineté, a fini par s’ouvrir à l’extérieur. "Ils n’acceptent pas de troupes étrangères sur leur sol, mais ils sont prêts à coopérer dans le domaine du renseignement", résume un diplomate français. Pour la première fois, en mai, Abuja a même accepté que la "question Boko Haram" soit discutée au Conseil de sécurité de l’ONU et que des sanctions soient prises à l’encontre de ses dirigeants. "Ils ont pris conscience qu’ils n’y arriveront pas seuls", souligne notre diplomate.
Pour l’heure, l’armée nigériane le sait, elle n’est pas en mesure d’affronter un groupe terroriste aussi bien organisé que Boko Haram. Ce mouvement "militairement déconcentré" (ses camps d’entraînement sont légers et éphémères) et "richement doté", relativement "bien armé" aussi, qui bénéficie, sinon du soutien de la population, du moins de son refus de collaborer avec les forces de l’ordre, est "difficile à cerner", indique un officier français. Au point que personne n’est en mesure d’estimer avec précision le nombre de ses combattants.
Goodluck soigne son image
À défaut de remporter la bataille contre Boko Haram, Goodluck Jonathan entend bien gagner la guerre de l’information. Le chef de l’État nigérian s’est du coup tourné vers Washington. Ou plutôt vers K Street – du nom de cette artère de la capitale fédérale qui concentre le gotha de l’industrie du lobbying : le 13 juin, il a signé un contrat de 1,2 million de dollars avec le prestigieux cabinet Levick.
En plus d’influencer "les récits publiés dans la presse locale et internationale sur les efforts pour retrouver les filles enlevées [en avril à Chibok]", Levick promet de "mobiliser le soutien de la communauté internationale contre Boko Haram". En clair, de vendre les efforts de Goodluck… en campagne pour sa réélection en février 2015. Levick s’est d’ores et déjà offert les services de l’influent Jared Genser, un avocat qui compte parmi ses clients les Prix Nobel de la paix Desmond Tutu, Aung San Suu Kyi et Elie Wiesel. Quoi de mieux qu’un avocat de la paix pour défendre une guerre ! Joan Tilouine
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