Génocide au Rwanda : comment la justice française a enterré un dossier gênant pour l’armée

Instruite depuis 2005 à Paris, l’information judiciaire sur une possible complicité de génocide d’officiers français au Rwanda, en 1994, durant l’opération Turquoise, semble en voie d’enterrement. Selon les parties civiles, les magistrats rechigneraient à examiner les responsabilités de l’état-major.

Performance à Kigali pour la commémoration des 20 ans du génocide des Tutsi au Rwanda, le 7 avril 2014 au stade Amahoro. © Ben Curtis/AP/SIPA

Performance à Kigali pour la commémoration des 20 ans du génocide des Tutsi au Rwanda, le 7 avril 2014 au stade Amahoro. © Ben Curtis/AP/SIPA

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Publié le 16 novembre 2017 Lecture : 6 minutes.

Des soldats français de l’opération Turquoise, en 1994 sur l’aéroport de Bukavu au Zaïre (actuelle RDC), juste avant leur départ pour la France. © Reuters (Archives)
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Génocide au Rwanda : Bisesero, le massacre qui embarrasse l’armée française

Alors que la justice française entend clore par un non-lieu son instruction sur Bisesero, l’un des épisodes les plus controversés de l’opération Turquoise au Rwanda en 1994, les parties civiles dénoncent le « naufrage judiciaire » que représenterait un enterrement de cette affaire dans laquelle des militaires français sont soupçonnés de complicité de génocide.

Sommaire

« Le rôle de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda est depuis vingt-trois ans un tabou pour les politiques et militaires français. Nous redoutons qu’il ne le devienne aussi pour la justice. » Co-président de l’association Survie, Fabrice Tarrit est amer. Le 31 octobre, le président de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a entériné la décision d’un juge qui refusait d’auditionner les deux plus hauts responsables de l’armée française lors de l’opération Turquoise, fin juin 1994.

Ni l’amiral Jacques Lanxade ni son adjoint de l’époque en charge des opérations, le général Raymond Germanos, ne seront donc convoqués par les deux magistrats en charge de cette information judiciaire ouverte en 2005 pour complicité de génocide, complicité de crimes contre l’humanité et entente en vue de commettre le génocide.

Les magistrats français ont mis fin aux espoirs de trois rescapés

À bas bruit, le couvercle vient donc de se refermer sur l’une des marmites les plus malodorantes de la politique française au Rwanda entre 1990 et 1994. A travers leurs dernières décisions, les magistrats français ont en effet mis fin aux espoirs de trois rescapés rwandais du génocide des Tutsis, en 1994, et de quelques associations parties civiles – Survie, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme (LDH).

Dans l’affaire de Bisesero, une région rwandaise où plusieurs officiers de l’armée française sont soupçonnés d’avoir sciemment laissé exterminer plusieurs centaines de rescapés à bout de force, les juges ont en effet estimé qu’il n’était pas opportun d’entendre sur procès-verbal l’ancien chef d’état-major des armées de François Mitterrand et son ancien adjoint.

« Finir le travail »
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L’affaire remonte au 27 juin 1994, au quatrième jour de l’opération militaro-humanitaire Turquoise, votée par l’ONU alors que le génocide des Tutsis touchait à sa fin. Un petit détachement de soldats français des forces spéciales, chargé de sécuriser la zone avant le déploiement des troupes, serpente entre les collines boisées de l’ouest du Rwanda. Au détour d’une route de montagne, un groupe de survivants hagards surgit de la végétation, contraignant les Jeeps à s’arrêter.

Les rescapés implorent les militaires français de rester sur place pour les protéger ou de les évacuer sans tarder. Ils leur désignent les miliciens Interahamwe et les soldats de l’armée hutue qui rôdent à quelques centaines de mètres, attendant de « finir le travail ». Mais le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, alias « Diego », leur répond que le détachement français n’a pas les moyens humains et logistiques d’assurer leur protection ni de les exfiltrer.

Durant ces 72 heures, des centaines d’entre eux seront chassés comme du gibier avant d’être exécutés

Cet officier des commandos de l’air leur promet toutefois de revenir dès que possible et recommande aux rescapés, en attendant, de se dissimuler dans la forêt pour échapper à leurs bourreaux. Une fois rentré à son camp de base, le 27 juin en fin de journée, « Diego » aurait aussitôt informé sa hiérarchie sur place, notamment à travers un fax circonstancié.

L’attente des Rwandais durera pourtant trois longues journées, durant lesquelles les assauts des tueurs hutus, armés de gourdins, de machettes, de fusils ou de grenades, redoubleront d’intensité.

Ce n’est que le 30 juin, dans l’après-midi, qu’un autre détachement des forces spéciales françaises découvrira fortuitement le même groupe de rescapés et lui portera enfin secours, contraignant l’état-major de l’opération Turquoise à prendre les mesures adéquates. Durant ces 72 heures, des centaines d’entre eux, qui avaient miraculeusement réussi à survivre jusque-là, seront chassés comme du gibier avant d’être exécutés.

Un épisode aussi tragique que controversé qui inspirera un téléfilm à Alain Tasma.

Demandes ignorées par la justice

Selon plusieurs sources proches du dossier, les juges d’instruction successifs sont globalement parvenus à démontrer la thèse qui embarrasse depuis 1994 l’armée française : à Goma (QG de l’opération Turquoise, de l’autre côté de la frontière avec l’ex-Zaïre) comme à Paris, l’état-major de l’armée française était informé dès le 27 juin que plusieurs centaines de rescapés tutsis  suppliaient qu’on les secoure. Le 27, le 28 puis le 29 juin, à travers différents canaux, la hiérarchie militaire française a été alertée par les soldats présents sur le terrain, mais aussi par des journalistes.

Nos demandes ont été royalement ignorées par les magistrats

Et pourtant… Malgré l’urgence, les forces spéciales les ont laissés sans défense pendant trois longues journées. « La version des officiers français a évolué au fur et à mesure de l’instruction, relève Olivier Foks, avocat de l’association Survie, partie civile. Au début, ils prétendaient que s’ils avaient connu l’existence de ce groupe de rescapés, ils auraient aussitôt donné l’ordre d’intervenir. Puis ils ont affirmé n’avoir été prévenus que le 29, ce qui expliquerait cette intervention tardive, le 30.

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Mais face aux éléments permettant d’affirmer que la plus haute hiérarchie était informée des massacres à Bisesero dès le 27 juin, nos demandes de confrontation entre les officiers de Turquoise ont été royalement ignorées par les magistrats ».

Après plusieurs demandes d’auditions infructueuses formulées depuis 2015, les parties civiles relancent donc les juges d’instruction en 2017. Ils adressent cette fois une requête motivée sollicitant l’audition de l’amiral Lanxade et du général Germanos, les autorités ultimes du commandement de Turquoise, à Paris.

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Mais le 28 août, le juge Alexandre Baillon rend une ordonnance de refus de mesures d’instruction complémentaires. « En substance, il a justifié sa décision en faisant valoir que, s’il y a des responsabilités à rechercher quant à ce délai de trois jours, celles-ci concernent les officiers sur place, et non l’état-major à Paris. Or en la matière, la jurisprudence consacre la responsabilité du supérieur hiérarchique », analyse Me Foks.

Baisser le rideau

Selon l’avocat de Survie, « on assiste à un refus catégorique de la justice d’aller rechercher les responsabilités au sommet de la hiérarchie militaire, car elle a peur que cela la conduise vers les politiques. » En l’occurrence, à l’Élysée, où François Mitterrand gérait de très près le dossier Rwanda, et à Matignon, où le Premier ministre Édouard Balladur s’efforçait, tant bien que mal, de modérer les ardeurs guerrières du chef de l’État contre le Front patriotique rwandais (FPR), la rébellion tutsie en lutte contre l’armée et les milices génocidaires.

Selon une partie civile, « les juges se comportent comme s’ils voulaient limiter le dossier à une affaire de non-assistance à personnes en danger, couverte de longue date par la prescription ».

« Le commandant de Turquoise, Jean-Claude Lafourcade, avait en réalité une marge de manœuvre réduite face à cette opération sensible qui relevait du COS (Commandement des opérations spéciales, NDLR) », témoigne Guillaume Ancel, à l’époque capitaine au 68e Régiment de l’artillerie d’Afrique, qui a lui-même expérimenté les bizarreries de la chaîne de commandement au Rwanda en juin et juillet 1994.

« Concernant les frappes aériennes que nous devions mener, j’ai croisé des gens de l’état-major de Turquoise qui n’en étaient même pas informés, poursuit cet ancien contrôleur aérien avancé, aujourd’hui retiré de l’armée. Il est impossible à mes yeux que le général Lafourcade ait eu les mains libres : le détachement du COS était dirigé en rênes courtes, depuis Paris, par l’amiral Lanxade. »

Opération humanitaire ou tentative désespérée de sauver un régime génocidaire ?

Malgré les divers éléments tangibles qui incitent à s’interroger sur le fait que la hiérarchie militaire française, proche de l’armée hutue à l’origine du génocide, ait pu laisser délibérément massacrer les survivants de Bisesero, les deux juges parisiens en charge de l’instruction semblent sur le point de baisser le rideau.

Si quatre officiers (dont Jean-Rémy Duval et Jean-Claude Lafourcade) sont toujours placés sous le statut de témoin assisté, l’ordonnance récente laisse clairement augurer que les investigations portant sur le volet Bisesero n’iront pas plus loin.

Selon les parties civiles, la perspective d’un non-lieu est désormais prévisible. « L’épisode survenu à Bisesero pose la question de la vraie nature de l’opération Turquoise, analyse Fabrice Tarrit, de Survie : opération humanitaire ou tentative désespérée de sauver un régime génocidaire menacé ? Au vu des derniers développements du dossier, il est à craindre que la justice parisienne, malgré tous les éléments dont elle dispose, renonce à répondre à cette question pourtant cruciale pour la compréhension de l’implication française dans le génocide. »

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