Tunisie – Adellatif Hannachi : « On craint une nouvelle troïka hétérogène et bâtarde »
L’accord scellé entre Nidaa Tounes, Ennahdha et l’UPL de Slim Riahi a réactivé les craintes concernant une alliance contre-nature sur la scène politique tunisienne. Les vieux démons du parti unique refont surface.
Les deux annonces ont été faites presque simultanément. Le lendemain de la création, vendredi 10 novembre 2017, d’un nouveau Front parlementaire, mené par des déserteurs de Nidaa Tounes et deux autres partis au gouvernement, Ennahdha avait déjà évoqué – lors de l’assemblée générale de son bloc parlementaire – une éventuelle coalition avec Nidaa et l’Union Patriote Libre, le troisième parti le plus représenté au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple.
L’annonce de la formation d’un Front parlementaire progressiste intervient sur fond de crise économique, de tiraillements entre partis politiques autour de projets de loi controversés, et sur fond d’insécurité, en raison des attaques terroristes aux quatre coins du pays.
Formé à la suite de l’Accord de Carthage il y a un an, le gouvernement Chahed souffre déjà des dissensions qui traversent des partis au pouvoir, de leurs alliés et de leurs dissidents. Abdellatif Hannachi, analyste et professeur d’histoire politique moderne et contemporaine à l’Université de la Manouba à Tunis, livre à Jeune Afrique sa lecture d’un paysage politique tunisien constamment en ébullition.
Jeune Afrique : Comment expliquer les changements qui traverse la scène politique tunisienne ?
Abdellatif Hannachi : La situation politique n’est toujours pas stable en Tunisie, depuis 2011, comme on peut le constater. Le gouvernement d’union nationale en est à sa première année et à sa seconde version, et il semble être dos au mur, malgré des efforts et une volonté exprimée de lutter contre la corruption, la pollution… Il n’en reste pas moins qu’il subit les pressions des deux partis à la tête du pays, Nidaa Tounes et Ennahdha.
Composé au départ des partis signataires de l’Accord de Carthage, signé en juillet 2016, il n’en reste plus que deux au gouvernement (Nidaa et Ennahdha) aux postes-clés. D’autre part, les partis qui détiennent quelques postes de secrétaires d’Etat -Afek Tounes et Al Joumhouri- ne sont pas non plus en parfaite entente avec les partis principaux ou avec la politique du gouvernement même.
Comment se fait-il qu’Al Joumhouri (gauche), avec un unique représentant à l’ARP, perturbe autant un semblant d’apaisement au niveau du gouvernement ?
Al Joumhouri a signifié son désaccord à Nidaa et Ennahdha en se retirant du gouvernement, au début du mois de novembre, à cause de leurs choix politiques : la loi de réconciliation entre autres a créé beaucoup de scissions suite à son adoption au sein de l’ARP, malgré les réticences des partis et du public. Du côté des organisations, l’UGTT, une fois n’est pas coutume, soutient à 100% le gouvernement et ses décisions, et l’Utica émet des réserves par rapport à la Loi des finances 2018 que Youssef Chahed a présenté, menaçant même de se retirer de l’Accord de Carthage si Chahed la faisait passer. Le reste des partis de l’opposition a, enfin, un écho très limité au sein de l’Assemblée.
Le duo Ennahdha-Nidaa Tounes tente de trouver un moyen de maîtriser ses « insurgés »
Depuis l’annonce d’un nouveau Front parlementaire progressiste, mené par Afek Tounes, Machrou Tounes, et plusieurs démissionnaires du Nidaa, celui-ci est en pleine ébullition. Un peu moins Ennahdha. Confirmez-vous ce constat?
Le Nidaa est confronté à des problèmes internes majeurs depuis un an, le despotisme régnant (ou émergeant, selon les interprétations) y est significativement pour quelque chose. Le fait que ses ex-députés soient en grande partie responsables de ce nouveau Front a inquiété Nidaa, qui s’est empressé de faire appel à son allié depuis les dernières présidentielles et législatives de 2014 pour y faire face. Il ne faut pas croire qu’Ennahdha ne subit pas des tensions internes : le parti gagne certes en pouvoir, mais perd sensiblement en popularité auprès du public. Et, depuis leur dernier congrès en mai 2016, où il a été décidé de séparer l’aspect prédicateur du politique, je sais que les bases moyenne et inférieure du parti ne sont pas satisfaites de cette nouvelle orientation. Ce parti évite simplement de laver son linge sale ouvertement.
Qu’est ce qui pourrait unir Nidaa à Ennahda dans le nouveau projet de coalition avec l’Union Patriotique Libre ?
Le Nidaa et Ennahdha s’entendaient sur l’absurdité du nouveau Front parlementaire. Cependant, comme des membres de Machrou Tounes et de Afek Tounes qui sont à l’initiative du nouveau Front, font aussi partie du gouvernement, et qu’ils ne comptent surtout pas partir comme Al Joumhouri, le duo devait absolument trouver un moyen de maîtriser ces « insurgés ». Au Nidaa, on voit bien que les membres du nouveau front sont plus homogènes qu’au sein de leur ancien parti.
Quelles perspectives peut-on entrevoir à partir de la formation de l’UPL, le parti de Slim Riahi qui sort à peine des méandres de la justice ?
Slim Riahi a bien réussi sa négociation : une place aux côtés de Nidaa Tounes et d’Ennahdha, en échange d’une certaine accalmie vis-à-vis de ses ennuis judiciaires et financiers. En tout cas, c’est ma perception de ce qui se passe. Maintenant que l’UPL les a rejoints, le Nidaa et Ennahdha (il s’était retiré de l’Accord de Carthage début 2017), peuvent se retrouver dans une position de « majorité confortable », avec les 16 députés sur un total de 217 grâce auxquels l’UPL est troisième à l’ARP (trois d’entre eux ont migré vers le bloc de Nidaa).
Il est clair que cette coalition précipitée tente d’avorter le nouveau front avant sa naissance même : l’UTICA n’est pas le seul à contester la loi des finances 2018, plusieurs partis au sein de l’Assemblée se sont prononcés contre, notamment Afek Tounes, qui fait partie à la fois du gouvernement et du front parlementaire progressiste. On redoute surtout un empiétement sur les voix des autres partis politiques, que ce soit au sein de l’ARP ou au gouvernement. L’inquiétude générale monte au sujet d’une coalition de partis dont l’identité politique est divergente : un parti libéral « progressiste », un second d’obédience islamique, et un troisième dont l’idéologie est plus que floue. Cela porte fortement le souvenir, pas si lointain, d’une troïka hétérogène et bâtarde. Et le sort de cette dernière est désormais connu de tous.
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