Comment Alice Zeniter, prix Goncourt des lycéens, sonde avec subtilité la mémoire de la guerre d’Algérie

La jeune romancière a reçu ce 16 novembre le prix Goncourt des lycéens pour son roman, exploration méthodique par le langage des histoires de l’Algérie et de l’immigration.

Alice Zeniter. © DR

Alice Zeniter. © DR

CRETOIS Jules

Publié le 17 novembre 2017 Lecture : 3 minutes.

L’Art de perdre. On croirait le nom d’un album d’Orelsan. C’est le titre du cinquième roman d’Alice Zeniter, 31 ans, récompensé par le Goncourt des lycéens ce 16 novembre. Sur plus de 500 pages, Zeniter tisse une saga familiale contemporaine, qui s’ouvre en Kabylie dans les années 1930 avec Ali, et se ferme en France avec Naïma, une jeune française d’origine algérienne, petite-fille d’Ali.

Entre deux, la guerre pour l’indépendance a fait de ce dernier un harki. L’immigration et le racisme ont fait de son fils, Hamid, un jeune révolté. L’histoire rattrape Naïma, que la France renvoie sans cesse à l’histoire de sa famille. Les titres des trois chapitres éclairent : « L’Algérie de Papa », « La France froide » et « Paris est une fête ».

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Finesse du style au service de l’épaisseur du sujet

L’Art de perdre, documenté sur le plan historique, n’est pas pour autant une monographie autour d’un passé omniprésent ou une question polémique, à savoir celle des harkis et de leur destin. C’est surtout un roman très fin dans le style. Si Zeniter donne une épaisseur littéraire à son sujet, c’est qu’elle place la langue au centre de son récit.

Dès les premières pages, elle joue avec le mode narratif, pour obliger le lecteur à considérer le poids des mots : « Omar demande aux hommes s’ils aiment Messali Hadj. (Il dit « aimer », il ne dit pas « soutenir » ni « être d’accord avec »)… ». Les mots sont les lieux d’une bataille. D’ailleurs, remarque l’auteur : « Cette guerre avance à couvert sous les euphémismes. »

De la guerre on ne dira jamais que ces deux mots, « la guerre »

Dès les premières pages, Ali se pose la question : comment nommer les révolutionnaires du FLN ? Et des décennies plus tard, lorsque le sang a cessé de couler remplacé par de l’encre, ce sont toujours les mots qui incarnent la mémoire. Les non-dits, y compris ceux qui empêchent Naïma de comprendre, se jouent dans la manière de nommer les faits.

Alice Zeniter trouble son lecteur en mettant son propre récit en regard et en invitant sa narration dans la trame : « L’ellipse de ma narration, c’est aussi celle que fait Ali, c’est celle que connaîtront Hamid puis Naïma lorsqu’ils voudront remonter les souvenirs : de la guerre on ne dira jamais que ces deux mots, « la guerre »… »

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Historique, la quête de la romancière est aussi sémantique.

Face à la langue

Si Zeniter insiste sur les mots, c’est qu’à l’époque déjà, ils font partie du conflit : « Au moment des accords d’Évian, le Front de libération nationale (FLN) tient à faire préciser que l’Algérie recouvre son indépendance (en italique dans le texte, ndlr). »

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Et l’auteur d’exhumer le premier tract du FLN daté de 1954, au style tranchant – « Se désintéresser de la lutte est un crime » – ou encore de faire revivre dans ses pages des graffitis.

Zeniter ne juge pas, ne pardonne pas

Ceux de l’OAS, accompagnés d’une redoutable paire d’yeux – « TU VAS NOUS COMPRENDRE. OAS VEILLE. LA FRANCE RESTERA » (en majuscule dans le texte) – et ceux de militants qui accusent à la peinture, sur un pont enjambant la Seine  – « ICI ON NOIE LES ALGÉRIENS ». Le roman bruisse de petits clins d’œil, de jeux avec les mots, de détails.

Si à certains endroits, le récit de Zeniter est parfois convenu – la scène durant laquelle Ali exige des explications à son père sur son engagement aux côtés des Français n’emporte pas le lecteur – il fera sans doute date.

L’angle choisi par Zeniter et la subtilité avec laquelle elle mène son travail permet en effet un traitement fin d’une question souvent taboue, tant en France qu’en Algérie. Son style n’occulte pas le fond du récit : il le porte et l’éclaire. Zeniter ne juge pas, ne pardonne pas.

En présentant la manière dont les protagonistes se réfugient dans le langage, l’investissent, font face au manque de mots ou aux changements de langue – Naïma ne maîtrise pas l’arabe quand sa grand-mère, elle, ne comprend que peu le français -, elle étend la zone de gris et décrit des destinés houleuses, entre déterminisme, autonomie et retour du refoulé.

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