Tunisie : le bilan de Mehdi Jomâa en six mois de lutte anti-jihadiste #1

Dans ce billet en deux parties, Laurent Touchard* revient sur les événements qui ont jalonné les six derniers mois de lutte anti-terroriste en Tunisie depuis l’arrivée de Mehdi Jomâa à la tête du gouvernement.

Des soldats tunisiens en patrouille dans le Jebel Chaambi, (province de Kasserine), en juin 2013. © Abderrezak Khlifi/AFP

Des soldats tunisiens en patrouille dans le Jebel Chaambi, (province de Kasserine), en juin 2013. © Abderrezak Khlifi/AFP

Publié le 9 juillet 2014 Lecture : 8 minutes.

* Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

Le 9 janvier 2014, le Premier ministre Ali Larayedh démissionne. Geste qui annonce le retrait du pouvoir du parti islamiste Ennahdha quelques heures plus tard. Le lendemain, Mehdi Jomâa est nommé à la place de Larayedh à la tête d’un gouvernement religieusement neutre et de "philosophie" technocratique. Le 26 janvier, l’Assemblée nationale constituante (ANC) vote une nouvelle Constitution, avec 200 voix favorables (145 étaient nécessaires) contre seulement 12. Dans le même temps, elle vote la confiance au nouveau Premier ministre qui, dès lors, peut entamer la marche vers les élections législatives et présidentielle de 2014 (qui pourraient avoir lieu en octobre pour la première, en novembre et décembre pour les deux tours de la seconde) tout en s’attaquant résolument au terrorisme qui menace grandement la stabilité nationale.

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Les forces de sécurité reprennent l’initiative

Moins d’un mois plus tard, le 3 février 2014, la Garde nationale et la police cernent une maison à Raoued. Dans celle-ci  ont été "logés" plusieurs terroristes, dont Kamel Gadhgadhi, l’assassin présumé de Chokri Belaïd. L’assaut est lancé. Les jihadistes parviennent à échapper à l’étau des forces de sécurité. Ils se retranchent dans une autre maison. Une vingtaine d’heure sera nécessaire à la Brigade antiterroriste (BAT) de la police pour venir à bout des islamistes. Mission accomplie dans des conditions particulièrement complexes : ces derniers disposent en effet de 600 kilos d’explosifs tandis qu’est rapportée la présence d’engins explosifs improvisés (EEI) dans les murs qu’ils occupent. Autre difficulté, le BAT doit s’efforcer de capturer Kamel Gadhgadhi vivant. Sur ce point, c’est un échec. L’homme est tué.

Ce qui ne manque pas de soulever une polémique qu’alimentent des propos contestables de Lofti Ben Jeddou, annonçant : "C’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire aux Tunisiens." Au-delà du jugement que l’on peut porter sur cette déclaration, ce genre de polémique est quasiment inévitable en démocratie sitôt qu’un terroriste est tué lors d’une action des forces de sécurité. Sont facilement oubliés le caractère extrêmement délicat de ce type d’opérations, la violence dont font preuve les "bad guys", ainsi que leur détermination à ne pas être pris vivants… Le facteur "chance" joue donc considérablement, influencé par le professionnalisme des unités engagées. Chance au rendez-vous cinq jours plus tard, le 8 février 2014. La BAT intervient à Borj Louzir. Six terroristes sont interpellés, à commencer par Hamid al-Malki, impliqué dans l’assassinat de Mohamed Brahmi.

Des groupes de jeunes n’hésitent plus à agresser verbalement ou physiquement les femmes qu’ils estiment vêtues de manière indécente.

Faux barrage

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Le 10 février, le ministère de l’Intérieur indique que les femmes portant le niqab seront désormais davantage contrôlées. Il s’agit d’éviter l’infiltration ou la fuite de jihadistes déguisés en femmes. La mesure fait suite à l’arrestation, le même jour, d’un salafiste recherché, retrouvé "camouflé" sous ledit voile. Méthode à laquelle recourent également les jihadistes syriens. Cet incident sert également de "prétexte" légitime à l’idée d’une interdiction du niqab dans les lieux publics. Idée qui elle-même fait écho à des troubles survenus à la Facultés des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba. Fin février 2012, un professeur refuse de laisser entrer dans son cours des étudiantes ainsi voilées, provoquant la colère d’islamistes… Idée qui est également la conséquence de tensions croissantes entre fondamentalistes et modernistes : dans certains quartiers des villes tunisiennes, des groupes de jeunes (islamistes radicaux véritables ou opportunistes) n’hésitent pas à agresser verbalement ou physiquement les femmes qu’ils estiment vêtues de manière indécente.

Souhaitant se démarquer clairement des terroristes, plusieurs représentants de la communauté religieuse radicale donnent raison au gouvernement… Ceux qui ont opté pour la voix des armes n’ont pas cette modération. Les jihadistes ne manquent pas de répondre à la mort de Gadhgadhi et à la question du niqab. Le 17 février 2014, à Jendouba (plus précisément, à Sidi Hamed), quatre membres des forces de sécurité et un civil sont tués à un faux barrage que tiennent des terroristes vêtus d’uniformes gouvernementaux. Ils trompent ainsi la vigilance de leurs victimes, recourant à une tactique "éprouvée" par les salafistes lors de la guerre civile algérienne. Est d’ailleurs rapportée, parmi les tueurs de Jendouba, la présence d’un Algérien… Par chance, cette tactique semble ne pas s’être généralisée : elle induit la paranoïa, favorise les bavures (les civils étant susceptibles de forcer ce qu’ils supposent être un "faux barrage"…) et augmente de plusieurs crans le climat de terreur.

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Dans le reste du pays, après un été et une fin d’année 2013 marqués par les actes terroristes et les opérations militaires (en particulier dans le mont Chaambi), la virulence des jihadistes (que soutient au moins implicitement une frange de la population par le biais du mouvement Ansar al-Charia et de ses quelques milliers de membres) ne s’atténue donc pas, comme l’illustre les raids de la police contre des "safe house", le faux barrage de Jendouba… Par ailleurs, mines et autres engins explosifs improvisés (EEI) continuent d’être posés. D’autres cellules plus ou moins constituées "d’amateurs" se mettent en place, financées par des trafics divers… Le caractère délétère de cette situation profite du chaos qui s’installe en Libye ainsi que de la guerre civile syrienne.

Les volontaires tunisiens pour le jihad en Syrie

Conflit "lointain", cette guerre civile syrienne n’est pas sans conséquences directes pour la stabilité de la Tunisie. En effet, plusieurs centaines de volontaires sont partis mener le jihad, contre le régime syrien et ses alliés, au sein d’organisations salafistes : "modérés", la myriade de groupes qui combattent sous la bannière du Front Islamique, al-Nosra et surtout, l’État islamique en irak et au Levant (EIIL).

Le nombre de ces volontaires fluctue selon les sources. Alors qu’ils étaient autour de 800 en 2012-2013, Lofti Ben Jeddou évoque environ 2 400 ressortissants tunisiens en 2014. Des sources américaines parlent d’approximativement 3 000 femmes et hommes. D’autres vont jusqu’à 4 000 personnes. À noter que le chiffre de 8 000 a parfois été cité. Cependant, il s’agit d’une confusion avec le total de Tunisiens ayant été empêchés de se rendre en Syrie.

Il est difficile de savoir précisément combien de Tunisiens sont partis faire le jihad en Syrie. © AFP

Abdellatif Hanachi, universitaire tunisien, se montre plus nuancé. Il mentionne un total (précis) de 1 902 individus. Leur moyenne d’âge va d’une vingtaine à une trentaine d’années, ils proviennent de milieux sociaux souvent défavorisés bien que les volontaires soient eux-mêmes en majorité diplômés de l’enseignement supérieur (voire, sur-diplômés) mais sans travail. Abellatif Hanachi indique aussi qu’ils résident (ou plutôt, leur famille) surtout dans les villes côtières comme Tunis, Sousse, Bizerte ou Médenine plutôt que dans le centre rural.

Dans des camps à proximité de Benghazi et de Derna, les apprentis jihadistes sont sommairement entraînés au maniement des armes légères.

Recrutés via des filières plus ou moins élaborées (accessoirement concurrentes) généralement affiliées à Ansar al-Charia (ou du moins avec des membres qui s’en réclament), les futurs combattants gagnent la Libye. Là-bas, dans des camps à proximité de Benghazi et de Derna, ils sont sommairement entraînés au maniement des armes légères. Après ce séjour, ils sont alors envoyés en Syrie, transitant par la Turquie avec la complicité (au moins passive) des services de renseignement turcs. Actuellement, un certain nombre combat probablement dans les rangs de l’EIIL en Irak. De 2012 jusqu’au printemps 2014, une cinquantaine de ces volontaires auraient été tués et 43 seraient aux mains Damas. Si tous ceux qui rentrent ne deviendront pas nécessairement des terroristes, ils en ont néanmoins la "stature". À ce jour, environ 400 sont rentrés en Tunisie…

Initiative disputée

En 2013, les forces de sécurité donnaient le sentiment de subir les événements plutôt que d’influer leur cours, tandis que le pouvoir politique était au mieux dépassé, au pire passif. Un an plus tard, le renouveau gouvernemental crée une dynamique. À défaut d’une stratégie bien établie, l’objectif est évident : tout d’abord reprendre l’initiative et ensuite, la conserver afin d’éradiquer dans le temps, la menace terroriste. Le Premier ministre, Mehdi Jomâa, explique en avril 2014, que "Avant, on était dans une lutte où l’on subissait. On avait des groupes qui infiltraient certaines zones urbaines (…), maintenant on est en train de progresser, d’aller les chercher dans leurs fiefs en montagne."

De janvier à juin 2014, se multiplient les opérations de la police, de la Garde nationale et de l’armée. À la mi-avril, une vaste offensive militaire est lancée dans le mont Chaambi. Au préalable, dès le 11 du mois, le président Moncef Marzouki décrète le djebel comme étant zone militaire fermée. Décision qui facilite l’action des militaires, permet de rendre plus souples les règles d’engagement. Désormais, des drones ScanEagle assurent le renseignement, la surveillance et la reconnaissance. Ils contribuent au repérage des jihadistes qui ensuite sont pris sous le feu de l’artillerie ou de l’aviation. Début mai, l’armée contrôle 80 % du relief. Comme toute statistique en matière de lutte anti-insurrectionnelle, celle-ci est à relativiser. "Contrôler" un territoire face une guérilla (ou adversaire assimilé à une guérilla) n’a pas beaucoup de sens, alors même que ladite entité est prompte à échanger de l’espace géographique contre du temps…

Grosse prise

Le 25 mai 2014, la Garde nationale entre en action dans les environs de Ben Guerdane, non loin de la frontière libyenne. Trois hommes sont arrêtés, des EEI (dont des ceintures d’explosifs), des détonateurs et des mines antichars découverts… Dans le cadre du démantèlement de cette cellule, 16 individus au total seront interpellés. La plupart d’entre-eux ont été entraînés en Libye. Ils envisageaient des attentats et prises d’otages contre des sites industriels et touristiques du pays… C’est donc une grosse prise. En réaction, les jihadistes attaquent, cinq jours plus tard, un poste de la Garde nationale, non loin de la localité.

Du 31 mai au 1er juin 2014, les forces tunisiennes interviennent au nord-ouest du pays, à Fernana. Des renforts, notamment en hélicoptères, rejoignent rapidement le dispositif initial. À la mi-juin, 2 terroristes présumés sont abattus, cette fois-ci à Jendouba située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière algérienne. Des Kalachnikov et des explosifs sont saisis. Dans la nuit du 12 au 13 juin, toujours dans le secteur de Fernana, une opération conjointe est lancée par la Garde nationale et l’armée, permettant la prise de plusieurs armes. Dans le même temps, sous les coups de l’armée, les jihadistes du mont Chaambi semblent s’essouffler. Mais, cet affaiblissement est une illusion, dans la logique expliquée quelques lignes plus haut. Ils le prouvent dans la nuit du 27 au 28 mai 2014.

Dans la deuxième partie de ce billet, nous aborderons le "message de Kasserine", l’examen de la nouvelle loi antiterroriste qui doit remplacer celle de décembre 2003, ainsi que la nécessité de la coopération internationale…

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>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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