Cameroun : au camp de Minawao, les victimes de Boko Haram restent traumatisées
À quelques kilomètres de la frontière avec le Nigeria, le camp de réfugiés de Minawao, au Cameroun, accueille de nombreuses victimes des exactions commises par la secte islamiste Boko Haram. Si le pire est derrière eux, leurs souvenirs continuent de les hanter. Reportage.
« C’était un mercredi matin, je travaillais au champ quand Boko Haram est arrivé. Des hommes ont pointé une arme sur ma nuque et m’ont emmené avec eux. » Yahaya se souvient avec précision de ce jour où les militants de la secte islamiste l’ont pris en otage dans son village natal de Zamga, au Cameroun, à deux kilomètres de la frontière nigériane. La scène se passe en 2013, mais cet ancien cultivateur de 78 ans n’a rien oublié.
« J’étais là, je les ai vus se faire égorger »
Assis en tailleur sur une paillasse, devant sa case, il raconte : « Des hommes m’ont forcé à entrer dans une pièce, puis ils m’ont attaché les mains derrière le dos. Là, ils m’ont demandé si je voulais me convertir à l’islam : « Si vous ne le faites pas, on vous tue ! » J’ai accepté. Il y avait sept autres otages avec moi, qui, eux, ont refusé. On les a emmenés près d’un marigot pour les tuer. J’étais là, je les ai vus se faire égorger. »
Des scènes de violence comme celle-ci, pouvant aller jusqu’au meurtre, Yahaya en verra beaucoup au cours de sa captivité. Depuis 2015, le département du Mayo-Sava, dans l’extrême-nord du Cameroun, est régulièrement la cible d’attentats-suicides de Boko Haram. Le groupe, affilié à l’État islamique, espère instaurer un califat dans cette région du lac Tchad.
Pendant un an, les jihadistes menaceront et tueront sous les yeux de Yahaya. Avec en arrière-fond le bruit de la guerre, « les bombes et les coups de feu ». « Ils ont égorgé plusieurs surveillants qui nous gardaient, et même les deux marabouts qui nous donnaient la prière tous les jours », poursuit le septuagénaire, vêtu d’une longue blouse blanche.
« Ach, ach, ach », décrit-il en mimant un geste de couteau porté à la gorge. « J’ai tout vu, ils tranchaient leur gorge avec un gros couteau ! » lance-t-il en haussant la voix.
Yahaya réussira finalement à s’enfuir de sa prison avec l’aide de son fils, qui alertera la BIR, la brigade d’intervention rapide camerounaise. Ils seront conduits jusqu’à Minawao, à 30 kilomètres du chef-lieu de Mokolo, où les humanitaires les prendront en charge, ainsi que les six petits-enfants du septuagénaire.
Des témoignages comme celui-là, le camp, où vivent 58 000 réfugiés ayant fui les exactions de Boko Haram, en regorge. Attentats-suicides, enlèvements, massacres, viols… les crimes du groupe terroriste sont nombreux, avec un même mode opératoire : une lutte armée sanguinaire pour faire régner la terreur dans les villages. Quant aux populations, traumatisées, elles conserveront pour la plupart les traces de ces atrocités.
« Je revoyais des scènes de meurtres »
Depuis sa libération en 2014, Yahaya demeure hanté par les souvenirs de sa vie d’otage. « Au début j’avais régulièrement des idées noires. Je revoyais ces scènes où ils tuaient les gens, je faisais aussi beaucoup de cauchemars », témoigne le vieil homme, le visage marqué par les années. Un médecin, à l’hôpital du camp, devra lui prescrire des médicaments pour l’aider à trouver le sommeil.
« Aujourd’hui, les cauchemars ont diminué mais j’ai encore des migraines régulières. Quand je pense à tout ça, les maux de tête reviennent », explique-t-il en mimant la douleur qui lui comprime le crâne.
Comme Yahaya, au camp de Minawao de nombreux déplacés ont subi les exactions de Boko Haram. « Ici, il y a des mères et des jeunes filles qui ont été violées. Il y a des femmes qui ont vu leur mari ou leur père se faire égorger sous leurs yeux », rapporte Linda Mandou, du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui supervise le site de Minawao.
Premiers interlocuteurs sur le terrain, ses équipes vont à la rencontre des victimes pour tenter de déceler leurs traumatismes. « Je me souviens de cet homme, qui ne parvenait pas à dormir. Dès qu’il fermait les yeux, il revoyait des horreurs. Il fumait cigarette sur cigarette, pleurait tout le temps. Il y a aussi cette femme qui a vu son mari et son père exécutés par Boko Haram. Elle a complètement sombré dans l’alcool, et ses enfants sont tombés dans la délinquance. »
Mettre des mots sur les traumatismes
La plupart sont encore figées dans la terreur
À l’hôpital de Minawao, un grand bâtiment en briques rouges planté au milieu de dizaines de milliers de petites tentes blanches, des spécialistes traitent les réfugiés en état de stress post-traumatique.
Bruce Tchimtchoua Lekem, l’un de ces psychologues, explique : « Les victimes de Boko Haram ne réagissent pas toutes de la même façon aux traumatismes. La plupart sont encore figées dans la terreur, revivant ces souvenirs douloureux : certaines parlent toutes seules, ou multiplient les cauchemars. Les anciens otages, eux, manifestent souvent un état de froideur émotionnelle, une sorte d’indifférence dans leur rapport à autrui. Ce qui était considéré comme horrible et abominable avant est devenu normal pour eux. »
Pour ces victimes dont le quotidien a été trop longtemps marqué par les atrocités, il est difficile de se réadapter à la vie normale. « Le risque est que ces personnes développent des troubles de la personnalité, voire des comportements psychopathiques porteurs, à leur tour, de violences ou d’assassinats », pointe Bruce Tchimtchoua Lekem.
Pour que les anciens otages soient en mesure de se livrer, il faut de la patience mais aussi un environnement rassurant
Une fois le niveau de traumatisme évalué, le psychologue et ses équipe accompagnent les patients dans leur retour à la vie en société. « Il s’agit de déconstruire ces mécanismes et de les réinsérer dans un environnement sécurisant, avec leurs proches ou, pour les orphelins, au sein d’une famille d’accueil. »
L’objectif : mettre des mots sur ces traumatismes souvent refoulés. « Les patients somatisent beaucoup ici. Ils se plaignent de maux de tête ou de maux de ventre. Cet exercice de verbalisation prend du temps », explique le psychologue. Pour que les anciens otages soient en mesure de se livrer, il faut donc de la patience mais aussi un environnement rassurant. « Pour les mettre en confiance on réalise parfois les entretiens à domicile », précise Linda Mandou.
Mais exilés loin de chez eux, à Minawao, dans l’attente d’un retour encore impossible, difficile pour ces réfugiés de laisser derrière eux leurs fantômes. À quelques kilomètres là, la guerre – qui a causé près de 20 000 morts et 2,6 millions de déplacés en huit ans – continue de faire rage, et les attentats de Boko Haram de sévir.
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