« Moi, Nadine Gordimer, Africaine blanche »
Femme engagée dans la lutte contre l’apartheid et prix Nobel de littérature en 1991, Nadine Gordimer s’est éteinte le 13 juillet à Johannesburg, à l’âge de 90 ans. « Jeune Afrique » réédite à cette occasion une interview de la grande romancière sud-africaine, publiée dans son numéro 1648 (du 6 au 12 août 1992).
Difficile de paraître plus british. Dans le salon de ce discret hôtel du 7e arrondissement de Paris où elle reçoit les journalistes à l’occasion de la parution de son dernier roman, "Histoire de mon fils", perdue entre deux immenses vases de glaïeuls qui semblent sur le point de l’étouffer, Nadine Gordimer a l’air on ne peut plus anglaise. Qu’on ne s’y trompe pas. La lauréate du prix Nobel de littérature 1991 est sud-africaine. "Africaine blanche", comme elle le répète à l’envi.
Derrière cette petite femme menue se cache une volonté qu’on devine de fer. Voici bientôt un an, le 3 octobre 1991, Nadine Gordimer recevait la prestigiaise récompense littéraire: le Nobel. Un prix qui, venu au moment où tombent les dernières lois ségrégationnistes, était pourtant autant destiné à récompenser ses (grandes) qualités d’écriture que sa lutte contre l’apartheid.
Fougueuse, intransigeante, péremptoire dans ses jugements, Nadine Gordimer semble n’avoir pas changé d ’un pli depuis le temps (certes pas si lointain) où Blancs et Noirs n’avaient pas le droit de se baigner sur les mêmes plages. Que pense-t-elle des chargements en cours dans son pays ? Comment voit-elle l’avenir de l’Afrique du Sud, au moment où les négociations De Klerk-Mandela semblent dans une passe particulièrement difficile ? Réponses de la romancière, mais, surtout, de la militante Gordimer.
>> Lire aussi : Nadine Gordimer, son oeuvre et ses combats en 14 dates-clés
JEUNE AFRIQUE : Qu’est-ce que le Nobel a changé dans votre vie?
NADINE GORDIMER : Avec le Nobel, vous devenez une figure publique. On vous invite à ouvrir des conférences, à participer à beaucoup de choses…
Ça vous a facilité la vie ?
Non. Mais ça a fait grand plaisir à mes camarades noirs sud-africains. Pour eux, c’était presque comme si on avait obtenu le prix ensemble.
Avez-vous gagné de nouveaux lecteurs ?
Forcément.
Sud Africains ?
Peu.
En Afrique du Sud, avez-vous beaucoup de lecteurs noirs ?
Non. C’est un lectorat très réduit puisque la grande majorité de la population noire n’est que semi-alphabétisée. Même mes collègues noirs ont un lectorat à dominante blanche.
Ne pensez-vous pas que la Iittérature africaine a longtemps été sous-estimée et qu’aujourd’hui, on se rattrape ?
Il ne s’agit pas de sous-estimation. C’est tout simplement qu’on ne la lisait pas.
N’avez-vous pas le sentiment que, plus que l’écrivain Nadine Gordimer, c’est l’Afrique du Sud qui a été récompensée ?
Si c’était le cas, on m’aurait attribué le prix Nobel de la paix. Mais le Nobel de littérature est donné pour la qualité de l’écriture…
Êtes-vous toujours membre de l’ANC ?
J’ai soutenu l’ANC et travaillé avec lui du temps où il était interdit. Je n’en suis devenue membre qu’au moment où il est devenu légal.
Comment voyez-vous l’évolution actuelle du mouvement ?
Nous vivons une époque extrêmement critique. Des négociations sont en train d’avoir lieu pour une nouvelle Constitution, le règne de la majorité, une société non raciale et démocratique…
À votre avis, Frederik De Kerk est-il un homme sincère ?
C’est un pragmatique. Nous connaissons son passé. Pendant des années, il a fait partie du pouvoir qui opprimait les Noirs. Pourquoi a-t-il changé ? C’est un homme intelligent, il a vu que l’apartheid ne pouvait pas durer indéfiniment.
Vous voulez dire que c’est un politicien ?
Exactement. Sanctions économiques à l’extérieur, pressions de la population noire à l’intérieur, il était souspression des deux côtés. Il s’est simplement rendu compte que le temps de changer était venu.
Est-il possible qu’il soit un jour président de tous les Sud-Africains ?
Je pense que ce rôle reviendra à Nelson Mandela.
Quels sont les gens qui vous impressionnent le plus parmi le personnel politique sud-africain ?
Mandela, évidemment. C’est un homme âgé, il a plus de 70 ans et les gens croient qu’il est seul, qu’il n’y a que lui, alors qu’en fait, il s’est entouré de jeunes gens très intelligents, très actifs. Il y a aussi auprès de lui des personnes d’âge moyen, qui ont connu la prison ou l’exil. De Klerk, en revanche, est seul. Qui pourrait le remplacer s’il venait à disparaître ? On prie pour qu’il soit préservé [rires] parce que ceux qui l’entourent ont peu d’envergure !
Parmi les "dauphins" de Mandela, quels sont les plus brillants ?
Thabo Mbeki et Cyril Ramaphosa. Tous deux ont moins de quarante ans, ce qui est très jeune pour des hommes politiques. Et puis des gens de la vieille garde, comme Ahmed Kathrada.
Le pouvoir blanc avait besoin d’un homme noir qui puisse élever la voix contre les sanctions économiques : ce fut Buthelezi.
Quelle est votre position vis-à-vis de Mangosothu Buthelezi et de l’Inkatha ?
Le pouvoir blanc avait besoin d’un homme noir qui puisse élever la voix contre les sanctions économiques : ce fut Buthelezi. Il est devenu le favori du gouvernement, on l’a envoyé partout dans le monde aux frais du contribuable. On lui a donné une armée privée, l’Inkatha. Une armée formée et armée par le gouvernement d’Afrique du Sud. On l’a corrompu en lui donnant une base de pouvoir.
Sous la pression des événements, De Klerk a été contraint de négocier avec les Noirs. Naturellement, Buthelezi pensait que ce serait lui qui serait convoqué. Mais c’est Mandela qui fut choisi pour entamer la discussion. C’est alors qu’il a choisi de bouleverser la situation dans le pays, de créer des troubles afin de forcer Mandela et le gouvernement à l’intégrer dans les négociations au plus haut niveau. Il s’est servi pour cela des ouvriers venus du Kwazulu pour travailler dans les mines.
Je viens moi-même de l’une de ces villes minières où travaillaient des milliers d’hommes venus de différentes tribus. J’ai vécu là-bas vingt-quatre ans, et jamais il n’y a eu de problème. Alors pourquoi s’entretuent-ils aujourd’hui ? Parce que c’était pour Buthelezi le seul moyen de faire pression sur Mandela. Il rassemblait des hommes qu’il prenait dans la terre des Zoulous et qu’il emmenait dans ces régions minières. Puis, il les agitait ; "Regardez, Mandela est en train de discuter avec le gouvernement et moi, non." Et les Zoulous ont commencé à se battre contre les autres. Et puis, il y a eu une contre-violence de l’ANC.
Buthelezi est donc un personnage Incontournable…
On ne peut pas l’ignorer. Il faudra qu’à un moment donné, on lui donne un poste assez élevé.
Malgré cela, restez-vous optimiste en ce qui concerne l’avenir de l’Afrique du Sud ?
Oui. Le gros problème est qu’il existe aujourd’hui dans le pays une masse de jeunes gens qui ont raté leur éducation. Dans les années soixante-dix, la jeunesse s’est soulevée dans les universités et dans les écoles pour protester contre la mauvaise éducation qu’on leur donnait et contre le racisme en général. Aujourd’hui, ces gens-là ont entre 25 et 30 ans, ils sont mal formés ou pas formés du tout, mais ce sont des adultes qui ont des enfants. Et pas de travail.
Vous dites fréquemment que vous êtes une Africaine blanche. Qu’est-ce que ça signifie ?
Je ne suis pas européenne. Même si l’anglais est ma langue, je n’appartiens pas à l’Angleterre. Mon pays est l’Afrique du Sud. Dire Africaine blanche, c’est aussi se distinguer de Sud-Africaine blanche qui implique qu’on soit lié au régime. Il y a longtemps, l’un de mes amis a écrit ce poème :
[Le temps vient où
[Les Noirs doivent apprendre à parler
[et
[Les Blancs à écouter
Je pense que maintenant, je suis prête à écouter. [Rires]
Vous dites que vous êtes africaine. Vous connaissez bien l’Afrique ?
Mieux que la plupart de mes compatriotes, puisque pendant des années le passeport sud-africain n’était pas accepté dans de nombreux pays. Mais comme j’étais écrivain, et que j’avais de nombreux amis écrivains, eux s’arrangeaient pour que je puisse entrer. C’est ainsi que j’ai pu aller en Tanzanie, au Zimbabwe, en Zambie, mais aussi au Sénégal et en Côte d’Ivoire.
Houphouët-Boigny a toujours été l’ami du régime sud-africain.
Parmi les chefs d’État africains, quels sont ceux qui, à votre avis, pourraient servir de "modèles" ?
Pas Houphouët-Boigny ! [Rires] D’autant qu’il a toujours été l’ami du régime sud-africain. J’admire beaucoup Julius Nyerere [NDLR : ancien président tanzanien], Robert Mugabe [président zimbabwéen] et Joachim Chissano [président mozambicain]. Les autres, je ne les connais pas, je ne les ai jamais rencontrés.
Quel est votre pire souvenir de l’apartheid ?
C’est difficile à dire. Dans Histoire de mon fils, il y a une scène où Hannah, la maîtresse blanche de Sonny, se rend au cimetière où on va enterrer neuf jeunes gens tués la veille par la police. J’ai assisté à ce genre d’événements. Je me souviendrai toujours de cette impression : la police avec ses grenades lacrymogènes et ses chiens, c’est quelque chose de vraiment terrible.
Vous avez beaucoup d’amis sud-africains noirs. Auriez-vous pu épouser l’un d’entre eux ?
Maintenant, je suis trop vieille. Je me suis déjà mariée deux fois, ça suffit ! [Rires] La vraie question est : "l’un de mes enfants pourrait-il épouser un Noir ?" Ça ne me préoccuperait pas du tout du point de vue racial. Mais si c’était arrivé il y a quelques années, j’aurais été inquiète. Où auraient-ils pu habiter? Et que serait-il advenu de leurs enfants?
Maintenant que les dernières lois discriminatoires sont tombées, est-il plausible que Nadinie Gordimer n’écrive plus sur l’apartheid ?
C’est la question à 10 000 dollars ! [Rires] Pour la énième fois, je n’ai jamais écrit sur l’apartheid. J’ai écrit sur des gens. Histoire de mon fils est-il un livre sur l’apartheid ? Non, c’est un livre sur les relations d’amour dans une famille. Personne ne vit dans le vide. Les changements qui ont lieu actuellement en Afrique du Sud modifieront les relations entre les gens. Par exemple, le mariage entre personnes de couleurs différentes était interdit il y a quelques années. Maintenant, ce n’est pas que tout le monde ait follement envie d’épouser quelqu’un d’une autre couleur, mais si une relation se crée naturellement, les gens commenceront à l’envisager autrement.
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Propos recueillis par Élisabeth Lequeret
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