Radisson blues

Je suis à Bamako, au bar de l’hôtel Radisson, en ce 20 novembre 2017, deux ans jour pour jour après l’attentat terroriste qui, en ces lieux, a fait 22 morts. Sur les écrans de télévision passent en boucle les images de la chute de Robert Mugabe et étonnamment personne, parmi les dizaines de consommateurs maliens attablés en ce début de soirée, ne paraît s’en réjouir – ni s’en attrister.

La foule devant le Parlement du Zimbabwe, avant l’annonce de la démission, qui appelle Robert Mugabe à quitter le pouvoir. © Ben Curtis/AP/SIPA

La foule devant le Parlement du Zimbabwe, avant l’annonce de la démission, qui appelle Robert Mugabe à quitter le pouvoir. © Ben Curtis/AP/SIPA

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 27 novembre 2017 Lecture : 4 minutes.

« C’est l’armée qui a fait le travail, ce n’est pas le peuple, encore moins les politiciens », juge l’une des figures connues de la société civile bamakoise entre deux gorgées de Castel. Lui et ses amis trouvent « indécente » la danse de la victoire à laquelle se livrent sans retenue des cadres de la Zanu-PF, le parti au pouvoir à Harare.

« Ces gens lui doivent tout ! Comment voudriez-vous que nous nous identifiions à ce mode de prise du pouvoir ? C’est tout sauf une révolution. » Ainsi va l’affaissement sans gloire du despote de 93 ans, vu de l’Afrique francophone : un mélange de fatalisme et d’empathie, de respect et de pitié à l’égard d’un homme qui a sacrifié la première moitié de sa vie pour combattre un régime raciste, consacré la seconde à exercer un pouvoir de plus en plus autocratique, et qui aujourd’hui refuse l’exil médical à Singapour qu’on lui suggère pour, dit-il, mourir sur la terre qu’il a libérée.

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Le cas Grace

« Indécentes » donc, ces femmes de la Zanu qui, hier encore, se trémoussaient à chacune des apparitions du vieux lion, indécente aussi, la réaction de l’ex-colon britannique, Première ministre Theresa May en tête, applaudissant à la chute de celui qu’il a largement contribué à radicaliser.

Parmi les commentateurs qui, ces jours-ci, enfilent sur les télévisions d’information en continu les sentences définitives comme d’autres des perles, aucun ne rappelle ce que les dérives initiales du « camarade Bob » durent à l’acharnement mis par les Britanniques à ne pas respecter leur part des accords de Lancaster House, aux multiples tentatives de déstabilisation fomentées par les services spéciaux sud-africains du régime d’apartheid et aux sabotages de la minorité de « Rhodésiens » blancs bien décidés à faire échouer le projet multiracial qui, jusqu’au début des années 1990, était le sien.

Si la capitulation de Mugabe face aux chefs d’une armée soudainement devenue populaire n’enthousiasme guère les analystes du Radisson, le sort de l’ex-première dame et de ses enfants, en revanche, les passionne. Pour eux, la messe est dite : Grace est la responsable de (presque) tout, et il serait inadmissible que l’immunité dont devrait bénéficier son époux pour services rendus à l’Afrique et au Zimbabwe s’étende à elle.

Théorie des dominos

Contrairement à ce que répètent les tenants paresseux de la théorie des dominos, pour qui toutes les situations africaines se ressemblent, la chute de Mugabe n’aura qu’un faible impact sur l’évolution interne des autres pays africains. Les mêmes nous avaient annoncé une onde de choc après le renversement de Blaise Compaoré : trois ans plus tard, on l’attend toujours, tant il est vrai que chaque situation est spécifique, obéit à sa propre logique, sous la pression de rapports de force purement endogènes.

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Si leçon de Harare il y a, elle concerne donc avant tout les chefs d’État eux-mêmes et les rapports ambigus que tous, à quelques rares exceptions près, entretiennent avec la notion de népotisme. Qu’ils le soient de bière ou de thé, de soda ou de vin de palme, tous les buveurs de bar du continent ont une histoire, vraie ou fausse, à raconter sur l’influence présumée négative de la première dame et de la famille présidentielle de leur propre pays. Grace Mugabe n’est que l’acmé d’un mal général. S’ils ne veulent pas qu’à la longue il les emporte, nos chefs feraient bien de remettre de l’ordre chez eux.

Il se fait tard sous les lambris défraîchis du Radisson, sécurisé comme une forteresse, où le personnel, qui fut héroïque il y a deux ans sous les balles des tueurs, sourit et sourit encore. Sur les écrans du bar, des images en chassent d’autres.

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L’impensable est déjà su

On y parle de la toute prochaine visite d’Emmanuel Macron à Ouagadougou et à Abidjan et des discours qu’il compte y prononcer – sans que le spécialiste convié en plateau ne relève l’incongruité qu’il y a à s’adresser aux Africains quand on porte le bonnet d’âne de l’aide européenne au développement.

On y évoque, surtout, l’absolu scandale du sort des migrants en Libye, qu’un reportage choc de CNN vient de révéler, à la suite de multiples articles et rapports d’ONG auxquels personne ou presque n’avait prêté attention.

Mes convives du Radisson ne sont pas étonnés, tout juste beaucoup moins loquaces. Cela fait longtemps que les récits des Maliens revenus de Libye (850 ont été rapatriés par les soins du gouvernement ces trois derniers mois) ont fait le tour de Bamako. L’impensable est donc déjà su, de bouche à oreille, les souffrances, la traite, les tortures. Su et non dit, comme si la part d’humiliation subie empêchait l’expression d’une telle ignominie.

Comme si la profondeur millénaire de l’esclavage en Afrique musulmane, dont les sources remontent aux jihads qui ont propagé l’islam, conférait encore une texture religieuse dévoyée au tabou du racisme maghrébin.

Au bar du Radisson, quelqu’un a zappé. Place à la Champions League.

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