Des manuscrits de Tombouctou au fabuleux trésor de Bamako

Lorsque, en 2012, Al-Qaïda au Maghreb islamique contrôle Tombouctou et détruit des mausolées, une poignée d’habitants s’organise et exfiltre clandestinement vers la capitale plus de 300 000 manuscrits dont les plus anciens datent du XIe siècle. Retour sur le secret le mieux gardé du Mali.

Abdel Kader Haïdara, dans l’une des précieuses caches de Bamako. © Rémi Carayol/J.A.

Abdel Kader Haïdara, dans l’une des précieuses caches de Bamako. © Rémi Carayol/J.A.

Publié le 8 juillet 2014 Lecture : 7 minutes.

Le gardien, un homme frêle et visiblement usé, est au rendez-vous. Il attend avec ses clés au premier étage d’un immeuble moderne qui en compte trois. Sans un mot, il ouvre une première porte qui donne sur un couloir étroit. Puis une grille. Et une autre porte. Des dizaines de malles en fer plus ou moins grandes, plus ou moins cabossées, bleues, grises ou métallisées, s’entassent là, les unes sur les autres, dans cette petite pièce sans ventilation et sans autre lumière qu’un néon en bout de course.

Dans le voisinage de cet immeuble du quartier de Baco Djikoroni, à Bamako, personne ne sait que l’appartement dans lequel nous venons de pénétrer renferme un véritable trésor. Personne ne se doute que l’homme qui y vit, un Tombouctien, est un acteur de ce qui pourrait être le secret le mieux gardé du Mali d’aujourd’hui.

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Combien y a-t-il de manuscrits de Tombouctou dans cette pièce ? Abdel Kader Haïdara, lui, n’en a pas la moindre idée. On y compte – c’est inscrit à la craie blanche sur le mur ocre, à côté de la porte d’entrée de la pièce, à hauteur des yeux d’un adulte -, soixante-trois malles, mais de là à savoir combien de reliques chacune d’entre elles renferme… Le seul chiffre que Haïdara peut donner, c’est que des "caches" comme celle-là, il y en a une dizaine à Bamako, "dans un peu tous les quartiers", et qu’au total elles abritent des dizaines de milliers de manuscrits. "370 000", affirme-t-il.

Tombouctou-Bamako : 1 000 kilomètres d’un voyage à haut risque à l’époque.

Haïdara rémunère le gardien via l’association qu’il a fondée en 1996 (devenue organisation non gouvernementale en 2005), Savama-DCI, contraction de Sauvegarde et valorisation des manuscrits pour la défense de la culture islamique. Il y a tout juste deux ans, il a organisé avec d’autres l’exfiltration de ces reliques tant convoitées. Tombouctou-Bamako : 1 000 kilomètres d’un voyage à haut risque à l’époque.

Sauver le "deuxième poumon" de Tombouctou

C’était en août 2012. Les jihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), alliés aux hommes d’Iyad Ag Ghaly, un rebelle touareg converti à l’islam le plus rigoriste, venaient de bouter hors de la ville les indépendantistes laïcs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui avaient eux-mêmes chassé l’armée malienne quelques semaines plus tôt. Et l’Unesco de placer la "cité aux 333 saints" sur la liste du patrimoine mondial en péril. "Quand les occupants ont commencé à détruire des mausolées, nous avons pris peur", explique Haïdara.

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Depuis l’âge de 17 ans, cet homme au visage rond, aux yeux ronds et au crâne rond, porteur du traditionnel tarbouche et héritier d’une dynastie d’Arabes installés à Tombouctou depuis le XVIe siècle, a la charge de la bibliothèque familiale Mamma-Haïdara. L’une des plus grandes du pays : 42 000 manuscrits, revendique-t-il, dont le plus ancien remonte au XIe siècle, et le plus récent au XIXe. Des bibliothèques privées comme la sienne, il en existe une quarantaine à Tombouctou. Elles se transmettent de génération en génération et, dans la plupart des cas, il est interdit de vendre tout ou partie des manuscrits.

Quand, le 1er juillet 2012, les jihadistes commencent à s’en prendre aux mausolées, tous les conservateurs – improvisés ou pas – des bibliothèques privées se réunissent. Ils ne veulent pas que leur "trésor" familial connaisse le même sort. Voilà plus de quinze ans qu’ils travaillent ensemble, au sein de l’ONG Savama, dans le but de rénover les bibliothèques, de classer les manuscrits par thèmes et même de les numériser.

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Ils n’ont donc pas de mal à tomber d’accord : il faut déplacer les manuscrits. Une commission est créée dans la plus grande discrétion, pour ne pas provoquer les "fous de Dieu". Et début août, le premier convoi quitte la ville, direction la capitale. En fait de convoi, il s’agit d’un 4×4 dans le coffre duquel ont été placées quatre ou cinq malles remplies de manuscrits – pas plus, pour, encore une fois, ne pas attirer l’attention des maîtres de la ville.

Chaque jour ou presque pendant six mois, une voiture part ainsi chargée de milliers de parchemins que Haïdara accueille à Bamako.

Chaque jour ou presque pendant six mois, une voiture part ainsi chargée de milliers de parchemins que Haïdara accueille à Bamako, où il a fui un mois après le début de l’occupation. Lazare Eloundou, chef du bureau de l’Unesco au Mali, qui suit de très près la question depuis plusieurs années, n’a cessé de louer l’action de ces "vaillants Tombouctiens" qui ont, "au péril de leur vie", bravé la folie destructrice des jihadistes pour sauvegarder ce qu’il appelle "le deuxième poumon" de Tombouctou.

>> À lire aussi : la véritable histoire de l’incendie des manuscrits de Tombouctou


L’un des manuscrits de Tombouctou. © HENRI TABARANT / ONLY WORLD / AFP

Certains parchemins datent du XIe siècle

En janvier 2013, quand la ville est libérée par les troupes françaises, la quasi-totalité des manuscrits des bibliothèques privées se trouve à Bamako, "stockée dans des maisons qui appartiennent à des familles de confiance, toutes de Tombouctou, explique Haïdara sur le palier de l’appartement qui en abrite quelques-uns. Personne d’autre que leurs habitants et les gardiens que l’on paie ne sont au courant". La police ? La gendarmerie ? "Nous n’en voulons pas."

Ils attireraient les regards et attiseraient les convoitises, estime-t-il. C’est que ces parchemins d’un autre âge écrits en arabe, en peul ou en ajami, dont certains datent du XIe siècle, et qui traitent de tout – gouvernance, théologie, mathématiques, anatomie, musique… – ont une cotation marchande à la hauteur de leur valeur symbolique.

Certains – près de 4 000 pour ceux qui étaient conservés dans l’Institut Ahmed-Baba, une bibliothèque relevant de l’État – ont disparu sous l’occupation. Subtilisés ou brûlés. Ceux que Haïdara et ses amis ont exfiltrés sont saufs. Mais pour combien de temps ? Non reliés, fragilisés par le temps, ces témoignages uniques ne supportent pas l’humidité. L’ennemi, dans la capitale, n’est pas l’homme mais la nature.

"Le climat de Bamako n’est pas bon pour leur conservation, explique Eloundou. Cette situation ne doit pas durer." Il y a bien des appareils visant à déshumidifier l’atmosphère dans chacune des pièces qui contiennent les fameuses malles, mais cela ne suffit pas. "Pour l’instant, il n’y a pas trop de dégâts, mais on souhaite commencer à les rapatrier", admet Haïdara.

Pour cela, il faut de l’argent – c’est ce que s’échine à trouver le conservateur de 47 ans auprès des pays occidentaux, des fondations et de l’Unesco – afin d’organiser le retour des reliques et surtout de remettre en état les bibliothèques de Tombouctou. "Elles sont en banco et certaines, abandonnées par leurs occupants, ont été détruites par les pluies. D’autres ont été touchées par l’attentat de l’année dernière." Le 28 septembre 2013, plusieurs kamikazes se sont fait exploser devant la caserne de l’armée malienne, tout près de l’une des merveilles de la ville, la mosquée Djingareyber, un chef-d’oeuvre construit au XIVe siècle sous le règne de Kankou Moussa. Victimes collatérales, trois bibliothèques ont également été soufflées.

Pour rapatrier les manuscrits, il faut aussi, et surtout, l’assurance que les jihadistes ne reviendront plus.

Pour rapatrier les manuscrits, il faut aussi, et surtout, l’assurance que les jihadistes ne reviendront plus. Le 21 mai dernier, quand les groupes irrédentistes ont repris le contrôle de Kidal, une rumeur a parcouru tout le nord du pays, y compris à Tombouctou. "Ils reviennent !" Des fonctionnaires ont fui. D’autres ont commencé à faire leurs valises. "Tout le monde a peur, explique Baba, un habitant de Tombouctou. Les gens n’ont pas oublié qu’en 2012 tout était allé très vite."

>> À lire aussi : une conférence pour financer le rapatriement des manuscrits exfiltrés de Tombouctou.

Dans ces conditions, rien ne sert de précipiter les choses, estime Haïdara. "On n’est quand même pas en exil. Les manuscrits ne sont pas des réfugiés." Mais il le reconnaît : "Ils sont faits pour être à Tombouctou." Pas dans un immeuble en béton rongé par les moisissures et perdu au milieu d’un océan d’autres bâtiments du même type. Loin, si loin du désert.


Le Coran (Tombouctou). © HENRI TABARANT / ONLY WORLD / AFP

Mausolées revival

L’Unesco, qui en a fait une priorité, estime à 11 millions de dollars (un peu plus de 8 millions d’euros) le coût de la restauration du patrimoine de Tombouctou. Celle-ci ne concerne pas seulement les manuscrits. Il s’agit également de restaurer des mosquées abîmées et les 14 mausolées détruits par les jihadistes en 2012 (sur les 16 qui sont classés au patrimoine mondial), mais aussi de redynamiser un secteur accablé par dix mois d’occupation. Le 14 mars, l’organisation onusienne a ainsi lancé la reconstruction de deux d’entre eux, les mausolées Sheik Baber Baba Idjé et Sheik Mahamane Al Fulani, situés à proximité de la mosquée de Djingareyber, qui avaient été rasés le 10 juillet 2012.

Un travail délicat, confié à des architectes venus du monde entier et à des maçons locaux, qui a pris fin en avril. "D’autres travaux sont prévus en juillet", explique Lazare Eloundou, le chef du bureau de l’Unesco à Bamako. Mais pour cela, il faut des moyens : pour l’heure, l’Unesco n’a récolté que 3 millions de dollars.

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