Les promesses de l’ombre
Dans son dernier roman, Zadie Smith décrit un Londres multiculturel marqué par la pauvreté, le chômage, la drogue et l’insécurité. Bien loin des beaux quartiers !
Il en est des romans réussis comme du grand amour : on les reconnaît aisément. Ça fait battre le coeur, palpiter le sang. Indéniablement, il se passe quelque chose. C’est ce qui arrive quand on se plonge dans Ceux du Nord-Ouest, brillant troisième roman de l’écrivaine britannique Zadie Smith. L’auteure, d’origine jamaïcaine, nous plonge dans ce quartier qu’elle connaît si bien et dont elle avait déjà fait le cadre de son premier opus, Sourires de loup.
Loin de Picadilly et d’Oxford Circus, elle nous entraîne sur "la vaste colline qui démarre à Hampstead et s’étend à travers Kilburn, Willesden, Brondesbury et Cricklewood". Un quartier marqué par la pauvreté, le chômage, la drogue et l’insécurité. Quartier d’immigrants, où se côtoient des hommes et des femmes originaires du monde entier, qui ont essayé d’échapper à leur condition. On y trouve des "jeunes encapuchonnés", mais aussi des bobos qui se targuent de défendre la mixité sociale.
Des personnages qui mènent une existence sans éclat
Par petites touches hyperréalistes, l’auteur nous livre mieux que n’importe quelle description académique le quotidien d’un quartier populaire dans une grande ville occidentale. "Journal polonais, journal turc, arabe, irlandais, français, russe, espagnol, News of the World. Prospectus : téléphonez à l’étranger pas cher, apprenez l’anglais, épilation des sourcils. Banque d’Irak, banque d’Égypte, banque de Libye. Mille et une façons de se dissimuler : niqab, burqa, hijab, lunettes Louis Vuitton, Gucci, lacets jaunes attachés aux branches."
Dans ce qu’elle appelle le "multivers", sorte de Babel étourdissante et épuisante, se côtoient une galerie de personnages dont Zadie Smith raconte une tranche de vie. Trentenaires, pour la plupart désabusés, mal dans leur époque, dans leur milieu, dans leur appartenance ethnique, ils mènent une existence sans éclat. Ils essaient de s’en sortir.
Car c’est là le coeur du livre. Qu’est-ce que s’en sortir veut dire ? Peut-on s’extraire de ses origines, de sa couleur, de son milieu ? Quel est le prix du renoncement ? Zadie Smith mène une vraie réflexion sur le désir d’accomplissement. Leah, jeune femme blanche qui travaille dans une association caritative, porte à son quartier un attachement immense. Son compagnon, Michel, un Français d’origine africaine, est au contraire obsédé par l’idée de déménager pour réussir sa vie et fuir la pauvreté.
Michel qui affirme : "Depuis que j’ai mis les pieds dans ce pays, j’essaie d’avoir la tête sur les épaules : j’allais grimper l’échelle, me hisser au moins d’un barreau. En France, tu es africain, tu es algérien, peu importe ! Il n’y a aucune opportunité, tu ne peux évoluer ! Ici, au moins, tu peux. Mais il faut bosser. Il faut se casser le cul pour s’extraire de la fange."
"Elle a trop bien réussi pour se souvenir d’où elle vient"
Leah n’a pas, comme sa meilleure amie, Nathalie, l’ambition d’une vie meilleure. Elle sait que cette dernière s’est d’abord appelée Keisha et que, si elle a réussi comme avocate, tout le monde dans le quartier l’appelle "la Bounty". "Nat, la fille qui a réussi dans un bahut de mille gamins plus tarés les uns que les autres. Trop bien réussi peut-être pour se souvenir d’où elle vient. Pour vivre comme elle le fait, il faut oublier tout ce qu’il y a eu avant. Comment faire autrement ?" S’en sortir c’est aussi lutter contre la "came" et refuser la vie de ces gamins qui "passent leur temps devant la téléréalité".
Dans cette galerie de portraits se reflètent avec subtilité et même une certaine cruauté les angoisses d’une génération qui se demande ce qu’elle fait de son existence. Face à leurs parents, militants noirs qui ont mené la "lutte" des années 1970 ou immigrants qui ont tout abandonné pour une vie meilleure, ils cherchent un sens à leur vie. Dans ce livre complexe, l’auteure laisse transparaître sa jouissance d’écrire, son plaisir des mots.
Zadie Smith ne cherche pas les rebondissements, et la force de son roman repose moins dans son intrigue que dans la puissance de son écriture, très maîtrisée et pourtant poétique. Une voix s’impose, un rythme qui fait galoper les mots, qui les rend aussi puissants que des uppercuts. De la littérature en somme.
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