Musique malienne : les accords de paix de Toumani et Sidiki Diabaté

Avec les 42 cordes de leurs deux koras, Toumani et Sidiki Diabaté livrent un album somptueux célébrant le dialogue pour un pays dont le souffle puissant vibre dans chacune de leurs notes.

Publié le 24 juin 2014 Lecture : 6 minutes.

En 1987, un jeune musicien malien de 22 ans débarquait à Londres afin d’y enregistrer Kaira ("Espoir"), son premier album instrumental à la kora, cette harpe-luth à vingt et une cordes montée sur une calebasse. Il rendait ainsi hommage, avec "cette carte d’identité musicale", au mouvement de résistance culturelle baptisé aussi Kaira pour lequel son père, Sidiki Diabaté, s’était battu. Au cours des années 1960 et 1970, ce dernier avait redonné ses lettres de noblesse à la kora et modernisé son jeu pour en faire l’un des instruments emblématiques du continent.

Depuis la sortie de ce disque fondateur, Toumani Diabaté appartient au club des musiciens qui ont rendu la musique africaine universelle, en la situant hors du temps et en repoussant toujours plus loin les limites de la kora. De cet instrument traditionnel, fleuron du griotisme et de la musique de cour mandingue, il a fait un symbole d’intemporalité en conjuguant virtuosité et innovation. Chez lui au Mali comme sur les plus prestigieuses scènes du monde, en solo, en duo, avec Ketama, Ali Farka Touré, Amadou et Mariam, Taj Mahal, Björk, Dee Dee Bridgewater et Damon Albarn, Toumani Diabaté n’a jamais galvaudé son art.

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En ces temps de crise, il soutient que l’apport de la culture est plus que salutaire pour aider un peuple à relever la tête, fier de son héritage pluriséculaire, et il revendique bien volontiers ce rôle de thérapeute. "Nous sommes des ambassadeurs de notre culture et le Mali a besoin de nous. En tant que griot officiel de la République du Mali, je rends hommage aux personnes qui se sont battues pendant la crise, à commencer par Dr Cheick Modibo Diarra, à qui nous dédions ici un morceau. Il a beaucoup fait pour nous, il a dirigé un gouvernement sans se faire payer, c’est la première fois que cela se produisait dans l’histoire du Mali."

Une musique classique africaine

En 1997, Toumani Diabaté enregistrait dans le vestibule en marbre du Palais des congrès de Bamako l’album New Ancient Strings, sous la houlette de la musicologue et productrice britannique Lucy Durán. La kora de Toumani répondait alors merveilleusement à celle de son collègue Ballaké Sissoko, alors que tous deux reprenaient le répertoire de leurs aïeux qui avaient déjà enregistré ensemble Cordes Anciennes, en 1970. Ce disque offrait à la kora une première forme de reconnaissance en Occident, posant les bases d’une musique classique africaine.

>> À lire aussi : l’interview de Ballaké Sissoko : "Il n’y a pas de mauvaise musique, tout dépend du moment où on l’écoute"

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Toumani Diabaté renoue aujourd’hui avec le duo de koras se faisant face et dialoguant, cette fois-ci avec son fils aîné, Sidiki Diabaté, comme une manière de conjurer le sort : son père, Sidiki Diabaté (le petit-fils porte le même nom que le grand-père), était décédé peu avant l’enregistrement de New Ancient Strings. Réalisé de manière très simple dans un grand studio londonien, l’album Toumani & Sidiki est coproduit par Lucy Durán, elle-même ancienne élève de feu Sidiki Diabaté, découvreuse de Toumani et qui a vu grandir son fils. "Mon père, Sidiki, avait semé des graines, reconnaît Toumani à propos de cet enregistrement familial. Je les ai cultivées, j’ai étendu le champ de la kora et je le transmets aujourd’hui à mon fils. Il possède un don particulier dont je suis très fier. On peut trouver de grands musiciens au Mali, mais, nous, nous sommes une famille de musiciens depuis soixante-douze générations !"


Père et fils accordent leurs koras. "Nous sommes une famille de musiciens
depuis soixante-douze générations !" © Youri Lenquette
 

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Pas faux ! Dès les premières notes, c’est une osmose totale, corps et âme, qui se fait entendre entre un homme et son instrument. Au point que l’on jurerait parfois que les cordes de la kora bougent seules, comme guidées par l’esprit de Toumani, alors que ses pouce et index virevoltent à une vitesse inouïe. Il joue de son instrument comme s’il s’agissait à la fois d’une guitare, d’une basse et d’une batterie !

"Avec ce disque, mon deuxième album en duo, je construis un pont entre l’Afrique et le reste du monde. Si l’usage de la kora pouvait se répandre dans le cercle de la musique classique, je serais ravi. J’essaie d’ouvrir des portes, je vise à faire se rencontrer différentes cultures, qu’elles soient arabo-andalouse, africaine ou occidentale. Je suis mon instinct. L’Occident ne connaît qu’une partie infime de la culture africaine. Avec mes vingt et une cordes et mes quatre doigts, je poursuis une direction qui vise à faire évoluer la kora, en lui donnant une ampleur inédite. Notre musique vient du passé pour construire un futur meilleur."

Musicien virtuose et voyageur aguerri interpellé par les fossés séparant Nord et Sud, Toumani commente avec lucidité : "En Europe, on fait comme si un bout de papier était plus important qu’une âme humaine. Or l’Europe a besoin de musiciens africains, qui ajoutent du piment à la sauce musicale. Mais en Afrique, on doit aussi réaliser que l’Europe n’est plus un eldorado. Or les Africains ne s’en rendent pas compte. Ce que les migrants laissent derrière eux est bien plus important que ce qu’ils vont trouver après avoir traversé le Sahara ou fait naufrage en Méditerranée. Qui plus est, la famille est toujours redevable des dettes contractées et il faudra toujours rembourser les passeurs."


La Kora : la calebasse des dieux.

Amener la kora vers le hip-hop

Sur le disque, l’éloquent "Lampedusa", seul morceau improvisé en studio, rend hommage à ces drames de l’indifférence. Complices en émotions, les koras du père et du fils rayonnent. Nimbée d’un lyrisme mélancolique, celle de Toumani libère une musique en lévitation, hors des modes et des villes. Elle suscite un courant de sensations qui ne se tarit jamais. Plus alerte et urbaine, celle de Sidiki lui répond d’une voix vive et impétueuse. En un regard et deux pincements de pouce, les musiciens embrasent et perpétuent ensemble la tradition. Leurs vingt et une cordes incarnent à la fois le souffle de tout un peuple et la voix du fleuve Niger.

Fier de l’ouvrage accompli, Toumani commente : "Sidiki possède un style très moderne, il joue de manière intuitive." Sidiki, lui, ne cache pas l’émotion née de cet enregistrement : "Pour ce disque, j’avais la pression : pas celle de mon père mais celle de jouer avec un maître, une vedette. Il m’a juste conseillé de jouer ce que je voulais. Il m’a donné ma chance. J’ai développé mon jeu tout seul, car il n’a pas vraiment eu le temps de m’apprendre. Cet album me permet de me rapprocher de lui. Je suis encore un élève qui cherche son instrument et souhaite s’améliorer." Nulle fausse modestie ici, mais plutôt l’aveu d’un jeune musicien respectueux d’une tradition ancestrale. Enthousiaste, il poursuit : "Je souhaite amener la kora dans d’autres univers, notamment vers le hip-hop, tout en préservant son originalité et son caractère. Je pourrais même jouer avec Beyoncé ou One Direction."

"Nous nous servons des chansons comme des armes"

âgé de 24 ans, Sidiki Diabaté peut aujourd’hui remplir un stade à Bamako avec son duo hip-hop, Iba One. Sacré quatre fois "meilleur beatmaker du Mali", mais aussi producteur, compositeur, arrangeur, rappeur, chanteur et pianiste, il est l’un des fers de lance d’une nouvelle génération de musiciens maliens, décomplexés et connectés avec le monde, n’hésitant pas à marier les musiques du Nord et du Sud. Conscient des réalités traversées par son pays, il a enregistré, produit et composé une chanson pour la paix au Mali avec ses amis rappeurs. "On ne peut pas ne pas se mêler de politique car nous aimons notre pays, dit-il. Nous n’avons que des chansons mais nous nous en servons comme des armes. Nos morceaux plaisent à la jeunesse et nous ne souhaitons que la paix et l’unité de notre pays." Lumineux, Toumani & Sidiki défie les lois de la gravité émotionnelle. Tour à tour enlevé, puissant, mélodique, intense, spirituel ou mélancolique, ce disque illustre comme peu d’autres, à l’exception de New Ancient Strings et de The Mandé Variations, le dernier opus solo de Toumani Diabaté (2008), une tradition musicale vieille de sept siècles, amplifiée par la virtuosité indomptable des Diabaté père et fils. Et de leurs vingt et une cordes : sept pour le passé, sept pour le présent et sept pour l’avenir.

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