À Djibouti, le français tire la langue

Depuis quinze ans, l’arabe prend de plus en plus d’importance. L’anglais, lui aussi, frappe à la porte. Un rééquilibrage culturel d’un côté, un virage commercial de l’autre. Et la fin d’une hégémonie…

L’entrée du lycée industriel et commercial de Djibouti. © Vincent Fournier pour J.A.

L’entrée du lycée industriel et commercial de Djibouti. © Vincent Fournier pour J.A.

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 9 juillet 2014 Lecture : 6 minutes.

Djibouti : tenir le Cap
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Djibouti : tenir le Cap

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Héritage de plus d’un siècle de présence française (entre 1862 et 1977), la francophonie ne sera-t-elle bientôt plus qu’un lointain souvenir à Djibouti ? Évidemment, non. Elle y possède encore de solides bastions, et parler de "déclin" serait exagéré. Mais le simple fait de poser la question témoigne d’une évolution de fond. L’arabe et avec lui l’anglais, qui tend à s’imposer comme la langue des affaires et du commerce international, ont acquis droit de cité, y compris dans les hautes sphères de l’État.

Du temps du président Hassan Gouled Aptidon (1977-1999), il eût été inconcevable qu’un membre du gouvernement puisse s’exprimer dans une langue autre que le français en Conseil des ministres. Aujourd’hui, sans être banale, la chose est admise et ne choque plus. Ismaïl Omar Guelleh, le successeur de Hassan Gouled, a choisi une approche plus pragmatique : celle de valoriser les compétences djiboutiennes, indépendamment de la langue d’usage.

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Symboliquement, l’une des premières décisions du nouveau président, en 1999, a été de placer cadres arabophones et cadres francophones sur un pied d’égalité dans l’administration et d’aligner la rémunération des premiers sur celle des seconds, alors qu’elle était généralement inférieure de 30 à 50 %. Dans la foulée, un périodique gouvernemental en langue arabe, Al Qarn, a été créé.

Parrainé et soutenu par ses voisins yéménites et saoudiens, Djibouti avait officiellement adhéré à la Ligue arabe dès le 3 septembre 1977. Un choix dicté par une volonté de prosélytisme culturel, mais non exempt d’arrière-pensées géopolitiques : l’adhésion de la petite république visait à achever de transformer la mer Rouge en "lac arabe" et à accroître par conséquent l’isolement d’Israël.

Le pays élève alors logiquement l’arabe au rang de langue officielle, à l’instar du français. Son appartenance à la Ligue arabe et à l’Organisation de la conférence islamique (OCI) le rend éligible aux généreux subsides des pays du Golfe. L’enseignement de l’arabe est assuré par des coopérants tunisiens, en vertu de conventions signées entre les dirigeants des deux pays, Hassan Gouled et Habib Bourguiba partageant le même tropisme pro-occidental.

Méfiance à l’endroit des arabophones

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Ces mesures, essentiellement cosmétiques, ne doivent pas faire illusion : l’arabité de Djibouti est longtemps restée en trompe l’oeil. Dès 1977, l’indépendance a été synonyme de marginalisation des arabophones. Elle s’est traduite par la victoire de la ligne incarnée par le président Hassan Gouled Aptidon sur celle de son grand rival, le Premier ministre Ahmed Dini.

"L’adhésion à la Ligue arabe était une concession faite à Dini par Gouled, analyse le journaliste Ali Barkat Siradj, directeur de la rédaction du quotidien francophone La Nation. Dini, qui était un érudit aussi à l’aise en arabe qu’en français, n’imaginait pas d’avenir pour Djibouti en dehors de son environnement régional. Mais Gouled nourrissait une méfiance atavique à l’endroit des arabophones. Il était partisan d’une alliance étroite, voire exclusive, avec la France.

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Il avait siégé à l’Assemblée nationale française dans les rangs du parti gaulliste et avait conservé de solides amitiés dans les milieux franco-africains à Paris. Il a joué ostensiblement la carte de la France, pensant que c’était le meilleur moyen de garantir ses intérêts. N’oublions pas que nous étions alors en pleine guerre froide…" De fait, les quelques cadres arabophones de la fonction publique sont marginalisés, cantonnés à des tâches subalternes. Un "apartheid linguistique" qui perdurera jusqu’en 1999.

La séquence qui s’est ouverte avec l’accession au pouvoir d’Ismaïl Omar Guelleh marque un rééquilibrage et la fin de l’hégémonie culturelle du français. Le nouveau président, qui parle l’arabe et a longuement séjourné dans les pays de la Péninsule, a conscience des opportunités économiques qu’offrent les pays du Golfe. Il veut sortir du tête-à-tête étouffant avec Paris, ouvrir son pays aux investisseurs arabes et internationaux. "Le tout-francophone" peut effectivement représenter un handicap à l’ère de la mondialisation. Et le bilinguisme, au contraire, un atout dont Djibouti aurait tort de se priver.

Cependant, la promotion symbolique de l’arabe ne s’est pas accompagnée d’une quelconque volonté de dépréciation du français. "C’était une correction nécessaire, relativise Ali Barkat Siradj. L’arabe fait intimement partie de l’identité djiboutienne, il imprègne nos langues vernaculaires et, de par son caractère liturgique, revêt aussi une dimension charnelle. Le choix arabe de Djibouti se défend. Avant d’être guidé par des considérations utilitaristes ou mercantiles, il correspond à une évidence culturelle."

En réalité, le reflux relatif de la francophonie et la réévaluation du statut de l’arabe ne semblent même pas être liés. Les causes sont multiples. "Si le niveau d’expression en français a reculé, déplore un universitaire, cela tient d’abord aux carences et aux faiblesses du système d’enseignement. Les coopérants français sont partis sans que la relève soit assurée. Et, en parallèle, nous avons enclenché la "massification" de l’enseignement. L’augmentation du taux de réussite au baccalauréat et dans le supérieur a pu jouer au détriment de la qualité." La raréfaction des visas d’études et de séjour en France a achevé de couper les jeunes générations de l’Hexagone.


La bibliothèque du lycée industriel et commercial de Djibouti. © Vincent Fournier pour J.A.

La francophonie : désuète ?

Mais l’hypothèque qui risque de peser le plus lourdement sur la francophonie djiboutienne est économique. Le dynamisme des entreprises des pays émergents contraste avec l’attentisme des entreprises françaises. "Il n’y a eu aucun investissement français significatif depuis 1999, alors qu’on ne compte plus les investissements arabes ou chinois, poursuit notre universitaire. L’aide au développement et la coopération diminuent d’une année sur l’autre. Nous avons le sentiment que la France abandonne ses positions sans combattre et nous nous sentons à la fois orphelins et trahis. La francophonie risque de prendre un caractère désuet pour nos enfants." Bien plus encore que l’arabe, c’est l’anglais, langue de communication internationale, qui a aujourd’hui le vent en poupe auprès des plus jeunes.

Les idiomes véhiculant toujours un imaginaire et des modèles sous-jacents, la querelle linguistique larvée trouvera-t-elle des prolongements sur le terrain culturel et politique ? C’est la crainte formulée par certains, tentés d’établir un parallèle un peu rapide avec la situation dans les pays du Maghreb, où la guerre entre arabophones et francophones recouvre fréquemment un clivage entre islamistes et tenants d’un modèle séculier.

"Il y aurait les athées d’un côté et les croyants de l’autre ? C’est absurde ! L’islam réunit et fédère les Djiboutiens qui communient dans le même culte. Et notre manière de vivre la religion est foncièrement tolérante", affirme Kader Ali Dirani, chercheur et ancien directeur de la télévision nationale. Avant de concéder que, dans certaines mosquées, des tensions peuvent apparaître entre les fidèles sur la manière d’accomplir les rituels ou de se prosterner pendant la prière. Autant de signes qui témoignent de ce qui ressemblerait, ici ou là, à un début de raidissement "salafiste".

Face à l’apparition d’un parti d’obédience religieuse, le Model (Mouvement pour le développement et la liberté), animé par des théologiens arabophones, lors la campagne pour les élections législatives de 2013, les autorités ont opté pour une réponse à double détente. Elle vise à la fois à conforter et à rehausser la place de l’islam, avec l’insertion d’un alinéa au préambule de la Constitution qui en fait la religion de l’État, tout en renforçant le contrôle sur le champ religieux. Un compromis fragile, mais qui pourrait devenir pérenne, si tout le monde y met du sien.

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