Inde : à Muzaffarnagar, les musulmans tremblent

Il y a neuf mois, la ville fut le théâtre de graves affrontements intercommunautaires. Le feu couve toujours sous la braise, et l’arrivée au pouvoir à New Delhi des nationalistes hindous n’arrange pas les choses.

Militaires en patrouille dans les rues de Muzaffarnagar, après les émeutes de septembre 2013. © Rajesh Kumar Singh/AP/SIPA

Militaires en patrouille dans les rues de Muzaffarnagar, après les émeutes de septembre 2013. © Rajesh Kumar Singh/AP/SIPA

Publié le 24 juin 2014 Lecture : 6 minutes.

D’un côté, des champs de canne à sucre à perte de vue. De l’autre, des fabriques de briques reconnaissables de loin à leurs hautes cheminées. Entre les deux, sur un immense terrain vague battu par les premiers vents de la mousson, les tentes du camp de Malakpur.

Neuf mois après les affrontements entre hindous (plus précisément : les jats, une communauté d’agriculteurs) et musulmans qui ont ensanglanté le district de Muzaffarnagar, en Uttar Pradesh (62 morts), les derniers réfugiés musulmans échoués là ne manifestent pas une folle envie de rentrer chez eux. "La majorité est partie. Il en reste 20 %, soit environ 500 personnes, qui ont peur des représailles", recense Mohammad Saleem, l’un des médecins du camp.

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À l’entrée, des enfants manoeuvrent une pompe à eau. Plus loin, assise sous un auvent, une mère évente son bébé endormi. À côté d’elle, deux vieilles femmes fument une pipe à eau devant leur tente. C’est le dernier carré des réfractaires. "À quoi bon rentrer maintenant ? disent-elles. Nous avons peur de la haine des hindous, peur de nouveaux meurtres."

L’arrivée au pouvoir, en mai, des nationalistes du Bharatiya Janata Party (BJP) n’a pas contribué à les rassurer. "Que va-t-il se passer ? Nous n’en savons rien. Les gens ici espèrent que Narendra Modi fera en sorte que les choses s’arrangent, mais rien n’est sûr."

"Les trois quarts des habitants sont partis, aucun n’est revenu"

Un peu plus loin, à Suneheti, un autre camp abrite des manoeuvres, des tailleurs et des barbiers. Certains ont réussi à retrouver un emploi à l’extérieur. "S’ils avaient voulu rentrer, ils l’auraient fait depuis longtemps", commente Shamshad Safi, couturier de son état. Lui-même est bien décidé à refaire sa vie ici. Grâce notamment aux deux machines à coudre données par l’ONG Action Aid. "L’environnement dans mon village n’est pas sûr, raconte-t-il. Les trois quarts des habitants sont partis, aucun n’est revenu."

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Depuis les émeutes, il est retourné trois fois sur place. Pour voir. Verdict ? "Les jats sont toujours tout-puissants, à la moindre provocation, les choses peuvent déraper. D’ailleurs, beaucoup de ceux qui sont restés songent à présent à partir."

Ces peurs sont-elles exagérées ? Nombre d’experts sont convaincus du contraire. "Dans son message à l’adresse des minorités religieuses, Modi aurait dû se montrer plus clair et plus ferme. Car ces minorités sont anxieuses, et elles le sont à raison", estime Nilanjan Mukhopadhyay, auteur d’une biographie du nouveau Premier ministre. À Muzaffarnagar, la flambée de violence n’a nullement été spontanée. Orchestrée par des partis politiques, elle leur a servi à consolider leur assise en s’attirant les faveurs d’une caste ou d’une communauté religieuse.

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Convoitises et concurrence entre partis

Avec 200 millions d’habitants, l’Uttar Pradesh est l’État le plus peuplé de la Fédération indienne. Ce qui exacerbe les convoitises et la concurrence entre partis. Quatre d’entre eux dominent le paysage politique local : le Bahujan Samaj Party (BSP), de la populiste Mayawati Kumari, qui représente les dalits (intouchables), le Samajwadi Party (SP, littéralement : Parti socialiste) et les deux poids lourds nationaux que sont le BJP et le Congrès, qui vient d’être balayé après dix années au pouvoir.

Lors des dernières élections nationales, le SP et le BJP ont fait la course en tête. "Dans leur quête de suffrages, ils n’ont pas hésité à attiser les tensions communautaires", s’agace Mayawati la franc-tireuse. Le premier a tout fait pour séduire les musulmans. Et le BJP a fait de même avec les hindous. Une stratégie payante pour ce dernier, qui a obtenu 60 des 80 sièges de la chambre basse du Parlement local.

Comment ont débuté les émeutes de septembre 2013 ? Par un simple fait divers, certes dramatique.

Comment ont débuté les émeutes de septembre 2013 ? Par un simple fait divers, certes dramatique. Un soir, une fille de la communauté jat est abusée sexuellement par un jeune musulman. En représailles, le violeur est tué par les frères de la victime. Et pour finir, ces derniers sont à leur tour exécutés par des musulmans. L’affaire aurait sans doute pu en rester là si le Congrès et le SP, d’un côté, et le BJP, de l’autre, n’avaient soufflé sur les braises.

"Ces incidents intercommunautaires sont sporadiques, ils n’auraient jamais pris une telle ampleur sans l’intervention des politiciens", confirme l’écrivain Harsh Mander, directeur du Centre for Equity Studies. Les émeutes ont d’ailleurs éclaté juste après des meetings organisés par les deux camps. La justice ne s’y est pas trompée, puisque seize responsables politiques ont été condamnés. Parmi eux, Sangeet Som, le leader local du BJP. Son crime ? Il a fait circuler de fausses vidéos montrant une foule de musulmans lynchant un jeune hindou.

Multiplication des incidents intercommunautaires

Un mois après les élections nationales, la haine couve toujours. Certains opposants s’inquiètent de la multiplication des incidents intercommunautaires. D’autres redoutent de voir Modi appliquer à la lettre le programme des Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’organisation d’extrême droite dont le BJP est issu, et notamment l’abrogation de l’article 370, qui garantit un statut spécial à l’État du Jammu-et-Cachemire, État de l’extrême nord du pays dont la population est majoritairement musulmane.

"En l’espace de quelques semaines, plus d’une douzaine d’exactions ont été recensées en Uttar Pradesh, mais aussi au Gujarat, au Maharashtra, au Karnataka et ailleurs, souligne le communiste Prakash Karat. À Pune, près de Bombay, un jeune informaticien musulman a récemment été tué par des membres de l’organisation extrémiste Hindu Rashtra Sena."

En Uttar Pradesh, le Samajwadi Party est toujours aux commandes, mais le BJP espère bien triompher lors des prochaines élections locales, en 2017. Akhilesh Yadav, le gouverneur de l’État, est soumis à d’intenses pressions tant de la presse que du gouvernement central en raison de son incapacité supposée à faire régner l’ordre et la loi. Il est vrai que deux leaders du BJP ont été assassinés récemment, à quelques jours d’intervalle.

L’un à Greater Noida, dans la banlieue de Delhi ; l’autre à Muzaffarnagar. Tous deux ont été abattus à bout portant par des hommes masqués circulant en moto. Simultanément, les cas de violences à caractère sexuel ont tendance à se multiplier. En 2013, le ministre de l’Intérieur avait recensé 451 incidents intercommunautaires en Uttar Pradesh, contre 410 l’année précédente. Qu’en sera-t-il cette année ? Ceux qui refusent de rentrer chez eux ont déjà leur idée sur la question.

Modi a tout intérêt à calmer ses troupes

Le sulfureux Narendra Modi, déjà mis en cause en raison de sa passivité lors des émeutes antimusulmanes de 2002 dans le Gujarat (il était à l’époque gouverneur de cet État), est à présent attendu au tournant. "Gouverner un pays n’est pas la même chose que de diriger un État, estime un homme d’affaires français installé en Inde. S’il veut faire venir des investisseurs étrangers et remettre son pays sur les rails de la croissance, Modi a tout intérêt à calmer ses troupes et à faire en sorte que ce type de drame ne se reproduise pas." Acceptons-en l’augure.

Viols et assassinats en série

Le 30 mai, à Badaun, district de Bareli, en Uttar Pradesh, les corps de deux fillettes (12 et 14 ans) préalablement violées sont retrouvés pendus à un manguier. Elles avaient disparu la veille au soir, alors qu’elles s’étaient aventurées hors de chez elles, dans l’obscurité, faute de toilettes à leur domicile… Ce drame a ému tout le pays. Il n’est pourtant pas isolé. En l’espace de quelques semaines, dans le même État, quatre femmes ont connu un sort analogue. Une autre s’est plainte d’avoir été abusée dans un commissariat parce qu’elle avait refusé de payer un pot-de-vin pour faire libérer son mari. Ces femmes sont presque toujours issues des basses castes. "Elles sont assassinées parce que les violeurs savent que les lois sont désormais plus strictes et qu’ils risquent la peine de mort si leurs victimes parlent", explique Roop Verma, membre de l’association Shared World.

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