Tunisie : récit d’une colère ordinaire à Sejnane, la ville des cigognes
Le 12 décembre, des émeutes ont encore opposé les jeunes habitants de la petite ville du nord-ouest de la Tunisie aux forces de l’ordre. Le décès d’une mère de famille après qu’elle s’est immolée par le feu a enclenché un mouvement de contestation sociale. Reportage.
Dès la station de louage de Tunis, devant la camionnette emmenant à Sejnane, une voix se plaint. « On a rien, rien. On est oublié ! ». L’ambiance est campée. La petite ville, à deux heures de route de là, est connue pour ses « laqlaq », ses cigognes. Mais depuis le mois de novembre, ce sont les manifestations, les grèves et les émeutes qui font parler de Sejnane et de ses quelque 7 000 habitants.
« Tout a commencé avec l’immolation de Radhia Mechergui », nous explique Asly Ridha, trentenaire costaud en jogging intégral, secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui compte pas loin de 1 500 adhérents et sympathisants à Sejnane et dans les douars alentours, ce qui amène l’agglomération à compter 40 000 habitants. Mechergui était une mère de cinq enfants. Son mari « était malade », insiste Ridha, recevait des aides sociales. « Environ 150 dinars ». Elle ne travaillait pas. Le versement a été annulé. « Elle a protesté encore et encore. Un jour, elle en a eu marre et s’est immolée dans la sous-préfecture », souffle Ridha.
Impossible, ici, de ne pas penser, lorsque le mot immolation est prononcé, à Mohamed Bouazizi, dont l’acte a précipité la révolution de 2011. Nous sommes le 17 novembre. Cinq jours plus tard, une journée de grève est organisée. Des milliers de personnes – 10 000 selon un militant de l’UGTT – se réunissent devant le local du syndicat, sur l’avenue Habib Bourguiba qui traverse la ville. Ridha harangue la foule depuis le balcon du joli bâtiment un peu défraîchi. Il fait face à des installations industrielles métalliques laissées à l’abandon et sur lesquelles des cigognes paressent. « L’industrie du fer a employé un certain nombre d’habitants ici avant de cesser quasiment toute son activité dans les années 1970-1980 », explique Menaoui Faouzi, ancien maire de Sejnane. Le taux de chômage serait, à en croire l’ex-édile et les syndicalistes, bien au-delà des 20%. « Et la ville compte un bon millier de diplômés chômeurs », précise encore l’ancien maire de la petite commune.
Si la première manifestation se déroule dans un calme relatif, l’annonce du décès à l’hôpital des suites de ses blessures de Mechergui le 7 décembre bouleverse les habitants. « Les jeunes de la petite cité du haut de la ville étaient dans une grande colère », explique Ridha. Les habitants suivent la camionnette qui emporte le corps de la défunte. Quelques pneus brûlés. Les jets de pierres en direction des forces de l’ordre ne tardent pas. Les tirs de grenades lacrymogènes non plus. En quelques instants, la manifestation de colère vire à l’émeute. Le véhicule qui transporte la dépouille évolue dans une épaisse fumée de gaz. « Vous savez, les symboles, ça joue ! »
Des moyens pour la ville
Et le dernier symbole qui a énervé, c’est celui là : l’ouverture d’un nouveau local flambant neuf pour la Garde nationale sur le rond-point central de Sejnane, à quelques mètres du souk hebdomadaire, en face de la statue de cigognes. À côté du bâtiment, de loin le plus moderne de la ville, une jolie villa abandonnée : l’ancien siège local de la même Garde. « Alors qu’on manque de tout ! », s’insurgent quelques hommes installés au café du rond-point, devant lequel stationnent les louages en direction de Bizerte et de Tunis. « Vous avez vu l’état de la route ? » hèle-t-on le visiteur. Les trous ralentissent en effet la circulation entre la capitale de la région, Tunis et Sejnane. « Quel investisseur, en empruntant cette route, se sentirait d’ouvrir quoi que ce soit ici ? » se demande à haute voix le syndicaliste Ridha. Lui est surveillant dans un des deux lycées de Sejnane, dont la population est, et c’est visible d’un simple tour à pied dans la ville, très jeune. Ici, l’éducation nationale est le premier employeur. « Même le lait, qui a fait vivre la région après le fer, ce n’est plus ça. Juste des petites exploitations », précise Ridha, en regardant passer quelques pick-up emportant des bonbonnes de lait de vache vers d’autres villes.
Ridha agite la liste des doléances des habitants, signée par l’UGTT, présentée à différentes autorités locales et adressée au Chef du gouvernement. Le premier point exige l’ouverture d’une enquête sur le décès de Mechergui. Le sous-préfet de Sejnane, Ali Hamdouni, a reconnu auprès de l’AFP « qu’il n’y avait aucune raison à l’arrêt de la subvention » à la famille de cette femme.
Suivent quinze exigences et requêtes, sociales et économiques. Parmi elles, que soit lancée, « pour de vrai » précise Ridha, l’activité dans la zone industrielle bâtie à Sejnane peu après la révolution. Un complexe d’un peu plus de trente hectares et censé attirer les investisseurs, dont les murs ont été érigés en 2012. « Il n’y a toujours pas d’arrivée de point d’eau. Il y a un bâti mais il n’est pas fonctionnel », se plaint un militant associatif proche du parti islamiste Ennahda, aujourd’hui allié à la majorité gouvernementale.
Autre demande : une égale mise à niveau des 3 700 hectares de zones irriguées créées en 2006 et destinées à l’agriculture. Là encore, fonctionnaires locaux, syndicalistes ou encore sympathisants islamistes s’accordent sur un point : les infrastructures ne permettent pas une activité sur ce terrain. « Les agriculteurs ne peuvent travailler que trois ou quatre mois sur cette terre. Le reste du temps, elle est saturée. Il faut réinjecter de l’argent pour assurer une activité tout au long de l’année », précise l’ancien maire.
Des manifestants relâchés
Les habitants, qui dans leur majorité, ne participent pas aux élections, préférant l’abstention, ne se sentent pas écoutés. Depuis le début de la crise, un seul élu s’est déplacé : Mongi Rahoui, du Front populaire, coalition d’extrême gauche. Et il n’est pas de la région… Le 12 décembre, les habitants ont de nouveau manifesté. Entre-temps, des négociations et des discussions ont eu lieu. L’ex-édile est formel : « Il n’y a pas de mauvaise volonté du côté des autorités locales et du gouvernorat de Bizerte. Mais la réalité c’est qu’ils n’ont pas la main sur les budgets. Il faut que Tunis réagisse. »
En attendant, la colère ne fait que grandir. Les jeunes de la région affrontent les forces de l’ordre. Ce 15 décembre, pour la première fois depuis la mi-novembre, les manifestants de Sejnane ont accueilli une nouvelle avec le sourire : les onze jeunes qui avaient été arrêtés et présentés dans la matinée au tribunal à Bizerte ont été relâchés. « De quoi faire un peu baisser la tension », se réjouit Ridha, qui espère maintenant que les discussions vont pouvoir reprendre dans le calme.
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