Arts plastiques : l’éveil de Tanger

Finie, la Beat Generation ! Envolés, les relents d’un orientalisme désuet ! De jeunes artistes ultraconnectés s’emparent de Tanger… et des tourments d’une société marocaine en pleine mutation.

Gardaf a une grande maîtrise du clair-obscur en noir et blanc. © Hicham Gardaf

Gardaf a une grande maîtrise du clair-obscur en noir et blanc. © Hicham Gardaf

Publié le 23 juin 2014 Lecture : 6 minutes.

Dans son univers, l’homme et l’animal fusionnent dans un chaos esthétique d’où jaillit une harmonie singulière. Son appartement-atelier, à la lisière de la corniche de Tanger, est rempli de forces imaginaires qui se bousculent et se déchirent pour se retrouver animées dans ses oeuvres. Lorsqu’il peint, Omar Mahfoudi construit et déconstruit, maltraite sa toile, la torture, la mutile parfois, explorant les tréfonds de sa personnalité.

"Comme la vie, c’est agressif", s’amuse l’artiste de 33 ans, pour qui "créer est une "auto-thérapie"". Ce grand échalas à la voix rendue grave par le tabac est la figure de proue de la nouvelle scène artistique tangéroise. Cet artiste peintre et vidéaste a composé ses premières toiles avec de la peinture de bâtiment sur des cartons récupérés dans la médina de son quartier populaire de Dar Baroud, où il est aujourd’hui surnommé "le Picasso de Tanger" par les piliers de café. D’autres, dans le petit cénacle artistique de la ville, osent le comparer au New-Yorkais Jean-Michel Basquiat. Mais Mahfoudi a sa propre touche, unique.

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Ses créations se situent aux antipodes d’un orientalisme qui l’exaspère autant que l’art naïf ou folklorique marocain. Lui est un curieux ultraconnecté qui se dit influencé par les peintres britanniques Francis Bacon et Lucian Freud – un temps tangérois -, dévore le cinéma américain des années 1970, s’intéresse à l’esthétique des clips de rap électro-trash du duo sud-africain Die Antwoord ou aux sculptures hyperréalistes de l’Australien Ron Mueck. Bref, un inclassable aux sources d’inspiration multiples, en permanente évolution. "Je m’intéresse à la culture non officielle. Mon art n’est pas lié à Tanger, même si ma ville m’inspire et que la vidéo m’a permis de réaliser des portraits de junkies, d’attardés, de gens de mon quartier", confie celui qui a signé un contrat d’exclusivité avec la galerie Matisse, il y a deux ans, à son retour d’une résidence de vingt-quatre mois en Californie.

Comme chaque jour ou presque, sa journée démarre vers midi, après une longue nuit de création ou de délectation. C’est au Petit Socco qu’Omar Mahfoudi aime à s’installer pour savourer son premier café au lait, se brancher sur le wifi du mythique café Tingis, où se côtoient sans se toiser d’élégants expatriés, des travailleurs du quartier, des migrants venus du sud du Sahara et des touristes charmés par ce mélange si singulier…

"Le Petit Socco est un coeur de la ville. Les énergies sont ici et tout le monde se mélange", souligne Olivier Conil, un quadra français qui a ouvert en 2011 une galerie d’art dans une venelle de cette médina et qui expose actuellement Mohamed Benyaich, alias Freaky, et ses personnages nonchalants dans un style rappelant celui de Mohamed Drissi.

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"La photographie m’a poussé à aller vers l’autre"

Passe par là Abdelmohcine Nakari, autre artiste majeur de cette "movida tangéroise" et également gamin de la médina – une mosquée séparait sa maison familiale de celle de Mahfoudi. Ensemble, ils ont exposé leurs toiles pour la première fois en 2000, à la Fondation Lerchundi. Trois ans plus tard, Nakari, torturé par ses créations, rompt brutalement avec la peinture. "Je ne sortais plus et je restais dans mon atelier. La photographie m’a poussé à aller vers l’autre et cela m’a permis de sortir de ma dépression", explique-t-il d’une voix calme.

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Avec la photographie, sa création s’est renouvelée, et cet artiste audacieux sort du cadre pour s’adonner à l’expérimental, s’essayer à la composition polyptyque et à l’assemblage séquentiel de vidéos diffusées sur plusieurs écrans. Ses mosaïques d’images explorent la ville au long de ses murs décatis qui se révèlent diserts ou taiseux, c’est selon. "Le temps et l’espace sont mes obsessions, et c’est ce que j’explore par l’image", confie l’artiste âgé de 39 ans. Ses oeuvres sont actuellement exposées à la galerie Dar D’Art ouverte ici il y a cinq ans par un pharmacien de formation, Chokri Bentaouit, 45 ans.


Tanger Diary #11, Jeune homme regardant le détroit de Gibralta, 2012. © Hicham Gardaf

La génération Mohammed VI : plus libre, connectée au Net, plus audacieuse

"Nakari est un artiste introverti de très grand talent, qui sort ce qu’il a dans les tripes. Son travail questionne la ville et la société marocaine de manière subtile et brutale", explique l’énergique maître des lieux. Ce jour-là, un autre artiste musarde dans la galerie. Amine El Gotaibi, 31 ans, exposera en octobre à l’Institut du monde arabe (Paris) une installation délirante intitulée Le Ring de la soumission et prépare actuellement un road trip artistique sur les rives de l’Okavango, au Botswana.

"À Tanger, il y a une génération d’artistes féconds qui bouillonnent et se débrouillent malgré le manque de moyens, confie Bentaouit. Les Marocains sont encore en train de s’initier à l’art contemporain. Nous avons un devoir de promotion des talents et d’éducation du public."

Depuis la médina, pour rejoindre la place de France, il faut traverser le Grand Socco, où scintille, tel un phare culturel, le cinéma Rif racheté et transformé en 2007 en cinémathèque par le producteur français Cyriac Auriol et la photographe tangéroise Yto Barrada. Cette dernière, figure incontournable de la nouvelle vague tangéroise, fait aujourd’hui le va-et-vient entre le Maroc et les États-Unis, où Vogue vient de consacrer quatre pages à son parcours.

"Elle est un personnage clé de la scène artistique contemporaine, qui a connu un tournant dans les années 2000. Nous sommes de la génération Mohammed VI, plus libre, connectée au Net, plus audacieuse", reconnaît Mahfoudi citant aussi le plasticien Mounir Fatmi, dont les oeuvres explorant avec finesse les dogmes et les idéologies se heurtent parfois à la censure et à l’incompréhension, de Dubaï à Paris.

Bohémiens de la Beat Generation échoués à Tanger

C’est à quelques mètres de la cinémathèque, au Gran Café très années 1930, que Hicham Gardaf donne rendez-vous. L’élégant photographe de 24 ans s’est assis dans un recoin d’où son regard peut scruter la grande salle enfumée qu’aimaient à fréquenter Paul et Jane Bowles, William Burroughs et autres bohémiens de la Beat Generation échoués à Tanger. Les cafés de la ville ont d’ailleurs été le sujet d’une série de photographies de Gardaf qui, après avoir démontré sa maîtrise du clair-obscur en noir et blanc, s’essayait à la couleur.

"Je m’efforce de saisir l’humain, de m’approcher des gens, de créer du lien", explique ce solitaire, inspiré par les clichés subtilement trash du photographe suédois Anders Petersen ou du Belge Harry Gruyaert. Sous contrat avec la Galerie 127 à Marrakech, Gardaf est courtisé par des agences comme Vu et Magnum. Un "mektoub" pour cet artiste qui a eu le déclic, il y a quatre ans, après avoir feuilleté un ouvrage de la célèbre agence de photojournalistes.

C’était dans une venelle dégringolant de la terrasse des Paresseux vers le théâtre Cervantès en ruine, où se niche la charmante librairie Les Insolites. C’est là que Gardaf, alors âgé de 20 ans, a travaillé puis exposé ses premiers clichés. "Il m’avait timidement présenté ses photos, presque en s’excusant… J’ai immédiatement été touchée par son talent et je l’ai soutenu", se souvient Stéphanie Gaou-Bernard, qui a créé Les Insolites en 2010. À cette époque, la vie culturelle tangéroise vivait encore de sa splendeur passée, et d’un mythe de beatniks sanctuarisés. "Dans la foulée des révolutions arabes, les artistes tangérois ont davantage revendiqué leur marocanité et libéré leur créativité", observe Gaou-Bernard, citant en exemple l’univers "warholien" d’Anuar Khalifi, 38 ans, qui vient de sortir un recueil de dessins drôles, parfois sulfureux.

Dans les rues de Tanger, Gardaf peut croiser Nakari lorsqu’il sort au crépuscule photographier la baie de Tanger pour sa série Un cirque passe, qui s’inscrit dans un projet plus vaste sur "les temps modernes dans le monde arabe". Mahfoudi, qui prépare une exposition à Marrakech et une autre à Madrid, rêve d’un local dans la médina qu’il pourrait transformer en café artistique alternatif. "On substituera la culture au foot et à la politique version Al-Jazira crachés par les télévisions dans les cafés", prédit l’artiste.

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