Algérie : Rafik Khalifa et la malédiction de la villa Bagatelle

L’histoire de la somptueuse villa cannoise que s’était offerte l’ex-golden boy algérien illustre à merveille l’ascension puis la chute d’un « Moumen » obsédé par l’argent, le luxe et les paillettes. Enquête.

Rafik Khalifa en 2003. © AFP

Rafik Khalifa en 2003. © AFP

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Publié le 23 juin 2014 Lecture : 7 minutes.

À Cannes, dans le sud de la France, on raconte que la villa Bagatelle, somptueuse résidence sur les hauteurs de la ville, porte malheur à ses propriétaires. Peut-être qu’avant de l’acquérir sur un coup de tête, en juillet 2002, pour 37 millions d’euros, Rafik Khalifa, 47 ans, patron du groupe qui porte son nom, aurait dû méditer cette légende. Car quelques mois plus tard, son empire s’effondrait. Cette villa maudite lui vaut en outre aujourd’hui un procès au tribunal de grande instance de Nanterre (du 2 au 20 juin) pour banqueroute et détournement de fonds.

Incarcéré à El Harrach, dans la banlieue d’Alger, depuis son extradition par Londres en décembre 2013, Rafik Khalifa est jugé en son absence. Peine maximale encourue : cinq ans de prison. Autant dire des vétilles comparé à la condamnation à la perpétuité prononcée contre lui en mars 2007 par un tribunal algérien. De même, les sommes dont il est aujourd’hui question sont dérisoires en regard du trou de 2,2 milliards d’euros laissé par le groupe Khalifa après son effondrement. Il n’empêche, l’affaire de la villa – avec son coût faramineux, ses soirées bling-bling et sa revente à vil prix – est emblématique de la saga de ce milliardaire qui s’est abîmé aussi rapidement qu’il était apparu.

Timide et effacé, Khalifa découvre, au gré des soirées arrosées, le monde du show-biz et succombe rapidement à ses fastes.

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Un coup de foudre pour une villa

Nous sommes au printemps 2002. Rafik Khalifa, pharmacien de formation et fils d’un ancien ministre, est au faîte de sa gloire. Il n’a alors que 35 ans. Son groupe, présent dans le transport aérien (Khalifa Airways), la banque (El Khalifa Bank), le sponsoring sportif, l’industrie pharmaceutique, le bâtiment, la location de voitures de luxe et l’audiovisuel, est le premier employeur privé en Algérie avec 15 000 salariés, pour un chiffre d’affaires de 1,6 milliard d’euros. À l’étranger, le conglomérat n’est pas en reste. Sponsor de l’Olympique de Marseille, l’un des clubs de foot français les plus prestigieux, il négocie de juteux contrats avec Boeing et Airbus, rachète la branche internationale de Philipp Holzmann, géant allemand du BTP, et acquiert des participations dans la banque française Société générale.

En mai 2002, Rafik Khalifa fait une virée au Festival de Cannes. Timide et effacé, il découvre, au gré des soirées arrosées, le monde du show-biz et succombe rapidement à ses fastes. Un de ses collaborateurs lui suggère d’acquérir une villa en bord de mer, un autre lui explique qu’une "opération de luxe" serait un bon investissement pour améliorer l’image de marque du groupe. Rafik est enthousiaste.

Au cours d’une promenade sur la Croisette, il s’arrête devant la vitrine d’une agence immobilière. Le gérant lui montre les photos de deux résidences, dont la villa Bagatelle, acquise un an plus tôt par un promoteur parisien pour 16 millions d’euros. Une visite éclair sur les lieux, et Rafik se décide. "Il est rentré et il a dit : "C’est bon, on l’achète"", raconte l’un de ses anciens collaborateurs, également poursuivi dans le cadre de ce procès. "Impossible de le faire changer d’avis. Il avait eu le coup de foudre."

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Rafik Khalifa ne cherche même pas à négocier le prix de vente : 35 millions d’euros, majorés de 2 millions de frais. En moins de quarante-huit heures, la transaction est finalisée avec le notaire. La note est payée comptant sans solliciter, comme il est d’usage dans ce type d’achat, le moindre euro auprès d’une banque française. Mais comment régler l’acquisition de ce bien immobilier alors que le groupe Khalifa ne dispose pas de fonds en France ? Surtout, comment justifier auprès de la Banque d’Algérie le transfert d’une telle somme en devises pour s’offrir un palace à l’étranger ?

Grâce à un micmac financier, notre milliardaire fait transférer vers Paris, via El Khalifa Bank à Alger, 45 millions d’euros, qui serviront à payer la villa, ainsi que ses multiples équipements (argenterie, mobilier, matériel hi-fi, etc.), lesquels se chiffreront à presque 2 millions d’euros. "J’étais riche, je pouvais me permettre tout ce que je voulais", se justifiera l’homme d’affaires face aux enquêteurs français venus l’interroger à Londres.

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Autant de millions éveillent vite les soupçons, si bien que, dans la foulée de la transaction, le notaire alerte les services du traitement du renseignement et de l’action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin), l’organisme chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent. Cette alerte, Rafik Khalifa en prendra connaissance bien plus tard. Auparavant, le golden boy profitera de sa demeure de rêve, composée de trois bâtiments et dotée de quatre piscines, de jacuzzis, de saunas, d’un parc de 3 000 m2, le tout entretenu par une armada de régisseurs, cuisiniers, femmes de chambre, gouvernantes, jardiniers, dont les émoluments se chiffrent à au moins 34 000 euros par mois.

Sting, Bono, Catherine Deneuve, Gérard Depardieu… invités à la soirée jet-set de Khalifa

C’est alors que le flamboyant businessman, qui voyage désormais en jet privé, décide d’organiser, le 3 septembre 2002, la fameuse soirée jet-set pour le lancement de sa chaîne, Khalifa TV, en France. "Les paillettes, c’est du boulot, dit un jour Rafik. L’Algérie n’avait pas d’image, je voulais lui en donner une." Sont conviées 300 people, dont les chanteurs Sting et Bono, l’actrice américaine Melanie Griffith, la nièce du président George W. Bush, Catherine Deneuve, Gérard Depardieu, Pamela Anderson et même l’actrice porno Julia Channel, tous payés rubis sur l’ongle pour faire la fête autour de lui. Rafik Khalifa savoure ce soir-là son grand moment de gloire.

Pas pour longtemps. En France, dès octobre, la presse évente un rapport de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), lequel évoque des pertes colossales du groupe, des soupçons de blanchiment d’argent et "une faillite prochaine". La Banque d’Algérie décide, de son côté, le 27 novembre 2002, de bloquer les transferts d’El Khalifa Bank vers l’étranger. Du jour au lendemain, le groupe est asphyxié.

Dos au mur, Rafik cherche désespérément de l’argent pour payer ses créanciers et financer son train de vie. L’option de se défaire de la villa de Cannes est envisagée au lendemain de la décision de la Banque d’Algérie, mais elle est repoussée de quelques mois. Bien que les transferts soient bloqués, l’homme d’affaires, qui, à cette date, vit au Royaume-Uni, peut encore compter sur des avoirs acheminés clandestinement par ses avions d’Alger vers Londres, notamment via Paris. Las. Le coup de grâce est donné le 24 février 2003 quand trois de ses proches collaborateurs sont arrêtés au moment où ils s’apprêtaient à quitter l’aéroport d’Alger avec une mallette contenant 2 millions d’euros.

>> À lire aussi : procès de Rafik Khalifa, acte II

La résidence bradée pour la moitié de son prix d’achat

Aux abois, Rafik Khalifa décide de vendre le plus vite possible la villa, alors même qu’une procédure de liquidation judiciaire avait été enclenchée et que le procureur de Paris avait ouvert une enquête sur les opérations financières "particulièrement douteuses" du groupe Khalifa en France. Comme lors de son achat en juillet 2002, la villa Bagatelle sera revendue à la faveur d’une entourloupe financière montée avec la SCI Mac Mahon-Lanrezac, dont le gérant, Dominique Aute-Leroy, n’est autre que le fondé de pouvoir de Rafik Khalifa.

Le 25 juin 2003, la résidence est bradée pour la moitié de son prix d’achat : 16,7 millions d’euros. Mais au final, la SCI Mac Mahon-Lanrezac, qui s’est engagée à la céder à une banque suisse, ne débourse que 6,7 millions d’euros. Le golden boy touchera un chèque de 3,3 millions, remis à Londres par le notaire, plus 500 000 euros virés sur son compte personnel. Son fondé de pouvoir récupère une soulte de 2 millions. Le solde sera ventilé entre différents intermédiaires.

Selon les écoutes effectuées par la police française, Rafik était persuadé que celui qu’il tient pour être derrière sa chute, le président Abdelaziz Bouteflika, n’allait pas être réélu en avril 2004. "Une fois débarrassé de Bouteflika, le groupe Khalifa redémarrera de plus belle, répétait-il au téléphone. Nous allons alors récupérer la villa Bagatelle." Après moult péripéties, celle-ci sera rachetée en janvier 2013 par un banquier russe pour 21 millions d’euros. On ignore si ce dernier a eu vent de la légende qui court à Cannes…

>> Lire aussi : procès Khalifa en France : Rafik signait, son groupe payait

Micmac financier

Début 2002, Rafik Khalifa informe les autorités de son pays de sa décision d’importer cinq stations de dessalement d’eau de mer pour en finir une fois pour toutes, dit-il, avec la sempiternelle pénurie d’eau. La présidence donne son accord et demande au gouvernement de faciliter l’aboutissement du projet. La commande est passée auprès de Huta Sete, une firme saoudienne spécialisée dans la vente d’installations portuaires.

Coût de la transaction : 60 millions d’euros pour cinq stations, dont deux seront livrées. L’une a fonctionné un jour sur sept pendant quelques semaines, l’autre a tout simplement coulé. Après enquête, deux cabinets d’experts algérien et suisse concluent que ces stations avaient vingt ans de service et qu’elles avaient servi à l’alimentation des plateformes pétrolières dans le Golfe et non au dessalement de l’eau de mer. Huta Sete reconnaîtra devant la justice française avoir délivré des fausses factures au groupe Khalifa afin que ce dernier justifie le transfert de devises auprès de la Banque d’Algérie.

Les Saoudiens toucheront quelque 19,5 millions d’euros et le reste servira à financer en grande partie l’acquisition de la villa de Cannes.

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