Libye – Égypte : l’opération Dignité de Khalifa Haftar, une guerre par procuration
Destinée à neutraliser les islamistes, l’opération Dignité du général Khalifa Haftar bénéficie de solides soutiens à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, devenu un terrain d’affrontement entre puissances régionales rivales.
"Je soutiens toute frappe militaire de l’Égypte pour sécuriser ses frontières, y compris à l’intérieur de la Libye." Le message adressé par le général Khalifa Haftar à Abdel-Fattah al-Sissi dans les colonnes du quotidien égyptien Al-Masry Al-Youm, le 27 mai, est clair. Depuis le lancement de son opération Dignité, le 16 mai à Benghazi, Haftar sait bien qu’il peut compter sur le soutien discret mais précieux du nouveau maître de l’Égypte.
À l’âge de 71 ans, cet ancien gradé de l’armée kadhafiste, retourné par la CIA et rentré en Libye en 2011 après un long exil américain, s’inspire ouvertement du précédent créé par Sissi, qui a toujours présenté son coup d’État comme une seconde révolution. Comme en Égypte, la rhétorique de la "guerre contre le terrorisme" séduit une population excédée tant par l’insécurité et les attentats jihadistes que par les coups de force politiques des Frères musulmans qui minent les fragiles institutions de la nouvelle Libye.
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Les autorités militaires égyptiennes suivent heure par heure, en lien avec l’état-major de Haftar, l’évolution de la situation et "peaufinent une éventuelle intervention militaire préparée depuis plusieurs mois", indique Mohamed Kadry Saïd, général-major à la retraite et analyste d’Al-Ahram Center for Political and Strategic Studies. Entre anciens gradés, le courant passe bien. Haftar a reçu la plus haute décoration militaire de l’armée égyptienne pour sa participation à la guerre du Kippour en 1973 et y a gardé de solides amitiés. "Au Caire, les pontes des services de renseignements sont les mêmes que sous Moubarak. Khalifa Haftar les connaît très bien. Personnellement même", confie une source sécuritaire à Tripoli.
Le Caire est devenu le nouveau centre de gravité de la politique intérieure libyenne.
D’autres canaux se développent entre les élites politico-militaires des deux pays. Le 2 juin, pour la troisième fois en moins d’un mois, le chef de la diplomatie libyenne, Mohamed Abdelaziz, s’est rendu au Caire avec une délégation ministérielle pour s’entretenir de la situation avec le gouvernement égyptien. Le Caire est devenu le nouveau centre de gravité de la politique intérieure libyenne. Déçus par une diplomatie occidentale atone et désemparée, d’anciens responsables du Conseil national de transition (CNT) y sont installés ou régulièrement en visite et jouent la carte Sissi, comme l’ex-ministre des Affaires étrangères et ambassadeur à l’ONU Abderrahmane Chalgham, l’ex-Premier ministre de transition Mahmoud Jibril – marié à la fille d’un ancien ministre de l’Intérieur de Nasser -, ou encore le tonitruant patron de presse et éphémère ministre de l’Information du CNT Mahmoud Chammam.
Ces derniers ont en commun de représenter le courant libéral ou anti-islamiste et se sont tous ralliés à Haftar. L’Égypte est également, depuis 2011, le refuge de nombreux kadhafistes, un temps menacés d’extradition par les Frères musulmans. Parmi eux, Ahmed Kadhaf Eddam, cousin nanti de Mouammar Kadhafi et ancien représentant de la Jamahiriya au Caire, désormais proche de Sissi.
Une position de "non-ingérence"
La Libye, surtout sa région orientale, la Cyrénaïque, s’est muée en théâtre d’une compétition régionale entre soutiens et adversaires des révolutions arabes récupérées par les islamistes. Les mouvements proches des Frères musulmans, portés par le Qatar et la Turquie, sont aujourd’hui combattus par une coalition regroupant notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. "Ce sont des puissances étrangères qui tirent la ficelle Haftar, estime Abdelkader Kaddoura, élu de Benghazi à l’Assemblée constituante. Ce n’est pas une guerre entre Libyens, mais un conflit international sur le sol libyen."
La diplomatie de Haftar s’est toutefois heurtée à la prudence des Algériens, qui s’en tiennent à une position de "non-ingérence", tout en renforçant la sécurité aux frontières, où ont été positionnés 10 000 hommes, après avoir été parmi les premiers à rapatrier leur ambassadeur en poste à Tripoli. C’était la veille du déclenchement de l’opération. De son côté, le chef de la diplomatie tunisienne, Mongi Hamdi, s’est dit préoccupé par l’évolution politico-sécuritaire en Libye, qu’il considère comme une menace intérieure.
Le général Khalifa Haftar, le 31 mai, à Abyar, à 60 km à l’est de Benghazi. © Esam Al-Fetori/Reuters
Une ligne de fracture
Dans les chancelleries occidentales, on observe les événements sans soutenir ni condamner l’opération de Haftar. Après l’ancien jihadiste Abdelhakim Belhadj, ce sont les ex-Premiers ministres Mahmoud Jibril et Ali Zeidan qui ont été récemment reçus au Quai d’Orsay. Tous deux sont en contact régulier avec Haftar, qu’ils soutiennent, et préparent, avec d’anciens caciques du CNT, une éventuelle alternance politique en cas de succès militaire. Pour Washington, pas question de condamner l’ancien général de Kadhafi qui combat les groupes terroristes "probablement responsables de l’attaque contre le consulat américain à Benghazi" en septembre 2012, a indiqué l’ambassadeur à Tripoli, Deborah Jones. Quant à une intervention militaire, le chef d’état-major interarmées, Martin Dempsey, l’a catégoriquement écartée : "Ce n’est pas à l’ordre du jour."
Côté islamiste, certains, dont des députés, refusent de condamner clairement les jihadistes et entretiennent l’ambiguïté. Pour eux, ce que l’on appelle guerre contre le terrorisme est bel et bien une attaque coordonnée contre l’islam. Clairement ciblé par Haftar, qui ambitionne de "nettoyer la Libye des Frères musulmans", le Parti de la justice et de la construction (PJC) rejette toute violence, mettant sur le même plan celle des jihadistes et les opérations militaires des pro-Haftar. Cette position modérée n’est pas partagée par le groupe parlementaire Loyauté au sang des martyrs, qui compte dans ses rangs d’anciens jihadistes affidés d’Abdelhakim Belhadj.
Parmi eux, Khaled Cherif, exerçant une grande influence sur le ministère de la Défense, qui, selon nos informations, s’est rendu fin mai en Europe de l’Est pour se procurer des armes, acheminées par avion sur la base aérienne de Mitiga, à 8 km à l’est de Tripoli puis distribuées aux milices islamistes. "La Libye est dirigée par Ahmed Mitig [le Premier ministre désigné par les islamistes du Parlement] et par [les milices salafistes de Tripoli qui contrôlent l’aéroport de] Mitiga", déplore Mahmoud Chammam. Sur les ondes d’Al-Jazira, Haftar est présenté comme une "copie conforme de Sissi", comparé à Kadhafi, et son opération Dignité est assimilée à "une tentative d’assassiner la révolution".
Si Haftar s’enorgueillit, avec des accents populistes, d’avoir le "mandat du peuple", sésame d’un futur avenir politique, la réalité est moins triomphante. Dans l’Est, où il a fait campagne sans relâche depuis fin 2011, l’homme jouit vraisemblablement d’un début de popularité. Mais dans le reste du pays, son image est ternie par son passé dans l’armée de Kadhafi, par le désastre de la guerre du Tchad et, surtout, son long exil aux États-Unis. Ces derniers mois, Haftar a réussi l’exploit de lever un embryon d’armée, d’initier un rassemblement national où le sentiment anti-islamiste dépasse la rancoeur entre tribus kadhafistes et forces révolutionnaires. "Dans les prochaines semaines, la véritable ligne de fracture s’établira entre ceux qui appuient la lutte antiterroriste et les partisans de Haftar comme nouvel homme fort", nuance Abderrahmane el-Ageli, conseiller sécurité auprès du gouvernement. Reste, en cas de victoire, à transformer l’action militaire en projet politique.
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Chaos généralisé
Le 4 juin, Khalifa Haftar et ses lieutenants ont survécu par miracle à un attentat-suicide à la voiture piégée. L’attaque, qui visait le quartier général de l’opération Dignité, à Benghazi, a fait quatre morts parmi les gardes. Ce coup de semonce des jihadistes intervient en plein imbroglio politique. À Tripoli, le nouveau Premier ministre, Ahmed Mitig, a finalement pris par la force, le 2 juin, les bureaux de la présidence du gouvernement, que son prédécesseur, Abdallah al-Theni, refusait de quitter. Pourtant démissionnaire, ce dernier a tout de même décidé, le 4 juin, de déplacer son gouvernement à El-Beïda (Est), l’une des capitales du roi Idriss Ier, fort du soutien d’une partie des députés. Dans les faits, ces exécutifs n’ont aucun pouvoir. Privé de budget, Mitig ne peut pas non plus compter sur les revenus des hydrocarbures, en chute libre. Avec le blocus persistant d’installations pétrolières et gazières, la production couvre à peine les besoins internes.
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