Elyès Jouini : « La Tunisie n’est pas le plus mauvais élève en termes de transparence fiscale »

L’ancien ministre tunisien donne son point de vue et son expertise sur le placement de la Tunisie sur la liste noire des paradis fiscaux de l’UE, le 5 décembre. Une décision qui a suscité l’émoi des Tunisiens.

L’économiste Elyès Jouini, vice-président de l’université Paris-Dauphine © DR

L’économiste Elyès Jouini, vice-président de l’université Paris-Dauphine © DR

CRETOIS Jules

Publié le 22 décembre 2017 Lecture : 5 minutes.

Elyès Jouini a été ministre auprès du Premier ministre chargé des Réformes économiques et sociales et de la Coordination avec les ministères concernés au sein du gouvernement provisoire tunisien, qu’il a quitté en mars 2011.

Aujourd’hui vice-président de l’université Paris-Dauphine et Président de la Fondation Dauphine, il revient sur l’inscription, le 5 décembre dernier, de la Tunisie sur la liste noire des paradis fiscaux de l’UE, au titre des juridictions non coopératives. Cette décision européenne a suscité un sentiment d’injustice en Tunisie, dont les autorités ont décidé d’agir pour sortir le pays de la fameuse liste.

Jeune Afrique : Diriez-vous que le placement de la Tunisie sur la liste des juridictions non coopératives sur le plan fiscal par l’Union européenne est dû à un manquement tunisien ? À une impréparation ?

Elyès Jouini : La Tunisie a signé en 2013 la Convention multilatérale concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale de l’OCDE, ainsi que d’autres accords et déclarations, comme celle de l’OCDE sur l’investissement international et les entreprises multinationales, la probité dans la conduite des affaires et de la finance internationale en 2012. Ces textes l’engagent à échanger des informations, à faire état de ses soupçons en matière de fraude fiscale… Pour ce genre de missions, il faut des procédures et des outils performants et le contexte actuel est difficile, chacun le sait.

Alors oui, il est possible que le gouvernement ait pu prendre du retard. Mais ce n’est pas de l’impréparation. Il s’agit d’équipes qui font face à des défis importants. Au chapitre de la lutte contre le blanchiment, des transferts douteux, la Tunisie a payé le prix de son voisinage avec la Libye, plongée en pleine guerre. Et elle a réussi à assécher largement des réseaux plus ou moins occultes et plus ou moins liés au terrorisme. Si erreur tunisienne il y a, elle est à chercher du côté de la diplomatie et d’un manque de communication et d’explications apportées. Par exemple, il aurait fallu mieux formaliser et expliquer les efforts entrepris par différentes institutions, notamment le système bancaire, qui se sont bien mis en ordre de marche pour combattre l’évasion fiscale, la fraude…

L’hypothèse a aussi été émise d’une volonté européenne de mettre la pression sur Tunis pour l’amener à signer les accords de libre-échange Aleca. En effet, les échéances coïncident…

Les relations entre la Tunisie et l’Union européenne sont de qualité et basées sur des intérêts mutuels. On remarque également un soutien conséquent à la transition en Tunisie, de la part de plusieurs États européens. Je ne pense pas qu’il y ait besoin de mettre ce genre de pression pour amener Tunis à signer des accords tant qu’ils sont mutuellement bénéfiques.

Les Tunisiens n’ont pas le sentiment que la fiscalité tunisienne soit particulièrement légère

Du coup, peut-on parier sur une mauvaise appréciation des ministres européens ?

Dans la presse, on peut lire, en substance : « La Tunisie placée sur une liste de paradis fiscaux ». Vu comme cela, les Tunisiens et tous ceux qui connaissent bien la Tunisie ne peuvent pas comprendre la situation. Ils n’ont pas le sentiment que la fiscalité tunisienne soit particulièrement légère. Ils savent également qu’ils ne vivent pas, ou plus, dans un pays jouant la carte de l’opacité totale, permettant des montages à même de brouiller les pistes en matière d’ayant-droits économiques.

En fait, ce qui est principalement reproché, c’est que les engagements en matière d’échanges d’informations ne soient pas encore assez précis et documentés. Et là, on comprend ceux qui pointent du doigt une forme d’hypocrisie ou de légèreté dans la manière avec laquelle l’UE a apprécié la situation. Je ne pense pas que la Tunisie soit le plus mauvais élève en la matière et tout le monde sait, d’autre part, que l’administration tunisienne a été soumise à de très fortes turbulences au cours de ces dernières années.


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Des personnes ont évoqué des dispositions qui avantagent certaines entreprises…

Une loi comme la « loi 72 », qui offre un cadre fiscal avantageux pour les sociétés totalement exportatrices, bénéficie à des sociétés qui ont une réelle activité économique utile à la Tunisie et non pas à des sociétés écrans, ou à des holdings déplaçant artificiellement du résultat d’une entité à une autre. Et si elles étaient auparavant complètement exonérées, le barème a été revu en 2014 et ces entreprises sont aujourd’hui imposées à hauteur de 10 %. De telles politiques, qui relèvent de la zone franche, ne sont pas rares et relèvent de la volonté politique des États. Il s’agit de souveraineté économique et d’orientations stratégiques et non pas de facilitation de la fraude fiscale.

Avec des investisseurs qui connaissent moins notre pays, le fait d’être sur cette liste peut les embêter

Le placement du pays sur cette liste a-t-il un impact sur ses partenariats ?

Disons que l’impact est faible avec les partenaires traditionnels de la Tunisie. Je pense aux Français, qui connaissent la réalité du terrain et ont l’habitude de la Tunisie. Mais avec des investisseurs qui connaissent moins notre pays, cela peut les embêter, d’autant plus qu’ils ont du choix en matière de pays avec qui travailler. Je pense à l’Europe de l’Est, l’Europe du Nord, certains pays africains…

La Tunisie a-t-elle une chance de sortir de cette liste ?

Je pense que oui. Plusieurs voix se sont élevées du côté de la Commission européenne pour que les engagements pris par la Tunisie soient retenus, et que la situation qu’elle traverse soit prise en compte. Le voyage du secrétaire d’État Hichem Ben Ahmed à la mi-janvier à Bruxelles a des chances d’aboutir à une évolution de la situation.

Les politiques adoptées par la Tunisie, au-delà de ce que chacun a le droit d’en penser, ne favorisent pas l’évasion fiscale

Les ministres ont remis en question le modèle des incitations fiscales pratiquées par les pays du sud, afin d’attirer les investisseurs étrangers. Comment analysez-vous cela ?

Il faut bien reconnaître que la politique d’incitation fiscale est un sujet qui sous-tend maintenant beaucoup de débats. Mais les politiques adoptées par la Tunisie, au-delà de ce que chacun a le droit d’en penser, ne favorisent pas l’évasion fiscale et ne contreviennent pas aux accords signés par Tunis. Il est clair que la création d’incitations à délocaliser gêne de plus en plus l’UE, mais il ne faudrait pas – et je parle au conditionnel – utiliser des outils juridiques réservés à la délinquance fiscale pour mener des combats qui relèvent de la concurrence économique.

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