Maroc : Jérada, chronique d’une colère annoncée
Depuis cinq jours, les habitants manifestent dans les rues, suite à la mort de deux mineurs. Un drame qui n’a fait que révéler la grogne qui couvait dans cette région pauvre et en retard sur le développement. Récit des événements.
Ils s’appelaient Houcine et Jedouane, deux frères âgés respectivement de 23 et 30 ans. Vendredi 22 décembre, ils ont trouvé la mort dans une mine désaffectée de Jérada dans le nord-est du Maroc. La mine est fermée depuis 1998, mais les habitants de la région continuent d’y extraire du charbon d’une façon clandestine et artisanale, sans aucune mesure de sécurité, risquant ainsi leur vie.
« Ce jour-là, l’eau est remontée dans le puits. Ils étaient trois en tout. Un a pu sortir du trou et sauver sa peau. Mais les deux autres y sont restés prisonniers. Il n’y avait personne pour les secourir. Alors, ils sont morts noyés. Leurs corps n’ont pu être retirés que le lendemain », explique Bousmaha Bahloul, représentant de la section locale de l’Association marocaine des droits humains (AMDH).
Depuis, la population est dans la rue. Deux jours avant le drame, elle avait déjà protesté contre la hausse des prix des factures d’eau et d’électricité. Mais depuis la mort tragique des deux frères, les foules se sont multipliées pour devenir des milliers. Ce mercredi 27 décembre, pour le cinquième jour consécutif, les habitants se sont rassemblés pour marcher encore une fois sur la municipalité, dirigée par un élu du Parti authenticité et modernité (PAM, opposition). Ils réclament la fin de l’injustice, plus d’emplois et « une alternative économique » pour leur région marginalisée.
Alerte sur le chômage
Il y a deux semaines, ce parti qui dirige également la région frondeuse d’El Hoceima – à travers son secrétaire général, Ilyass El Omari – avait sonné l’alarme. Le député de Jérada, Mustapha Toutou, avait alerté sur le taux de chômage en augmentation dans sa ville et dont les femmes en pâtissent essentiellement (voir graphiques en bas).
La gronde couvait déjà. Ce n’est pas la première fois que des mineurs clandestins périssent dans cette mine de la mort. Depuis sa fermeture, plus d’une centaine de personnes y avaient laissé leur vie, selon le représentant de l’AMDH.
Cette fois-ci, avec ce terrain favorable, les contestations ont pris de l’ampleur. De novembre 2016 à juillet 2017, El Hoceima, la ville voisine (à 270 km dans le nord), avait marché en masse suite au décès tragique d’un poissonnier. Et en octobre dernier, Zagora, au sud du Maroc, a répliqué par « les marches de la soif ». Victimes de la sécheresse, ses habitants avaient protesté contre la rareté de l’eau.
Même modus operandi qu’El Hoceima
Il suffisait donc d’une petite étincelle pour que le feu prenne à Jérada, bourgade de 108 727 habitants, qui vit essentiellement de l’activité minière clandestine et de l’élevage. La contestation y a d’ailleurs suivi le même scénario que celui d’El Hoceima. Depuis les décès tragiques des deux mineurs, des milliers de gens sortent dans les rues chaque jour. Ils marchent spontanément, sans encadrement politique ni associatif.
C’est tout le modèle de développement du Maroc qui doit être repensé pour permettre une jonction plus solide entre l’économique et le social
Sur les réseaux sociaux, cette contestation a même été baptisée « le Hirak de Jérada », réplique du « Hirak du Rif ». « Comme ce qu’il s’est passé à El Hoceima, les gens ne croient plus en les partis politiques et les ONG. Ils demandent justice eux-mêmes », fait remarquer un acteur politique local.
De grands projets, mais…
Pourtant, les pouvoirs publics y ont investi plusieurs milliards de dirhams. En mars 2003, le roi du Maroc, alors en déplacement à Oujda, avait même initié une importante politique de développement dans toute la région de l’Oriental. Aux frontières avec l’Algérie, cette région a longtemps vécu de la contrebande. Mais depuis la fermeture des frontières en 1994 et le durcissement des contrôles qui s’en est suivi, la précarité a augmenté. Elle a été aggravée par l’arrêt de l’activité minière à Jérada – pour des raisons de rentabilité – et les sécheresses répétitives.
Routes, stations touristiques, pôle industriel… La région de l’Oriental a changé. Elle compte même une des grandes stations thermo-solaires de l’Afrique du Nord, celle de Ain Béni Mathar, qui a une production annuelle de 470 méga watts. Mais, comme à El Hoceima, ces projets n’ont pas eu une incidence directe sur la vie des gens. « C’est tout le modèle de développement du Maroc qui doit être repensé pour permettre une jonction plus solide entre l’économique et le social », explique un acteur politique de la région.
Le roi du Maroc avait déjà appelé à un changement du modèle de développement, jugé obsolète. Le 13 octobre, dans un discours devant le parlement, il avait ainsi estimé que ce modèle s’était avéré inapte à satisfaire « les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens à réduire les écarts territoriaux et à réaliser la justice sociale ».
Les contestations qui ont eu lieu cette année dans plusieurs petits villes montrent qu’il y a urgence.
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