Alexandre Kateb : « Les restrictions imposées aux importations automobiles sont anti-économiques »
Pour freiner la baisse des réserves de change, le gouvernement algérien a serré les boulons du secteur automobile, restreignant à dix le nombre d’opérateurs autorisés à exercer l’activité de montage. Mais la viabilité de son modèle pose problème, selon le directeur du cabinet Compétences Finances.
Une décision ministérielle datée du 14 décembre a recensé la liste des opérateurs autorisés à importer des pièces pour l’assemblage automobile en Algérie. Ils sont dix : cinq pour les véhicules de tourisme et cinq pour les poids lourds.
Depuis l’effondrement de la manne pétrolière, le développement d’un secteur automobile local est devenu une priorité nationale pour réduire la facture des importations qui siphonnent les réserves de change. Mais la façon avec laquelle le gouvernement a décrété ces restrictions a été jugée brutale et irréfléchie.
Pour Jeune Afrique, l’économiste Alexandre Kateb, directeur du cabinet Compétences Finances, en dénombre les multiples écueils. En 2016, ce franco-algérien a fait partie de la task force qui a conseillé l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal sur le nouveau modèle économique que l’Algérie doit suivre pour passer du tout-pétrole au tout-industrie.
Jeune Afrique : Quelle est votre réaction suite à la décision du gouvernement algérien de limiter la liste des importateurs de kits automobiles à dix opérateurs ?
Alexandre Kateb : Pour comprendre cette décision, il faut revenir au déclenchement de la crise économique de 2014, avec la baisse des cours du pétrole et les restrictions imposées notamment à l’importation de véhicules automobiles. À cette époque, des quotas ont été fixés. Ils ont été renforcés dans le temps jusqu’à ce qu’à ce qu’on arrive à une situation d’interdiction quasi-totale des importations de véhicules neufs en 2017. La raison : le gouvernement voulait encourager la production locale. Pour contourner cette interdiction, les concessionnaires automobiles ont fait part aux autorités de leur volonté de développer une activité de montage en Algérie.
Où en est cette demande ?
Au final, plus de 70 dossiers d’investissement dans le secteur automobile ont été déposés auprès du ministère de l’Industrie. Certains projets de montage ont été lancés bien avant la crise pétrolière, à l’image de l’usine de Renault. Quant au projet PSA, il était en discussion depuis un certain temps. Mais ces dernières années, les autorités ont constaté une montée en puissance des importations de kits destinés à l’assemblage automobile, les SKD (semi knocked down). En 2016, ces importations ont atteint un niveau de 300 millions de dollars, rien que pour les véhicules. En 2017, on se rapproche même du milliard de dollars [siphonnant encore plus les réserves de devises, ndlr]. Après enquête, le gouvernement a décidé de durcir les conditions d’importation de ces kits pré-montés, en adoptant un nouveau cahier des charges et un décret a été publié en novembre.
Les voitures produites sur place coûtent plus cher que celles importées
Au fur et à mesure que les chaînes de montage fleurissaient, les prix des voitures flambaient. Comment expliquer cela ?
C’est très simple. L’importation de SKD revient plus cher que l’importation de voitures déjà montées. Il faut compter là-dedans les coûts logistiques, les frais d’investissement, les frais de distribution locale… In fine, pour un consommateur algérien, il était plus intéressant d’acheter une voiture importée qu’une voiture montée localement. Tout cela explique cette décision radicale, et à mon avis irréfléchie, du gouvernement Ouyahia de restreindre l’importation de ces kits automobiles en limitant à dix le nombre de sociétés d’assemblage, Renault inclus. En quoi cette décision est-elle radicale ? Elle est radicale parce qu’elle a été annoncée de façon brutale, sans véritable vision derrière. En novembre, le gouvernement a publié un décret qui fixait aux opérateurs automobiles les conditions d’obtention de l’agrément nécessaire à leur activité de montage. Ce texte leur a donné un délai de douze mois pour régulariser leur situation. Or, un mois après, une circulaire est venue mettre fin à ce délai d’une manière unilatérale. Elle annonce que dix opérateurs automobiles ont été retenus dans l’activité d’assemblage et que les autres doivent cesser toute activité. En excluant les opérateurs d’une façon brutale, l’État a agi par abus de pouvoir Comment expliquer cette démarche un peu étrange ?
Dans un pays où l’État de droit fonctionne, les opérateurs automobiles lésés peuvent se retourner contre l’administration pour rétablir leurs droits. C’est clairement un abus de pouvoir. D’autant que cette décision n’a pas été motivée. Personne ne comprend pourquoi ces dix opérateurs ont été retenus et pas les autres. Elle traduit, en outre, une certaine précipitation uniquement liée aux inquiétudes du gouvernement sur la baisse des réserves de devise. Au lieu de freiner les importations de kits automobiles, le gouvernement aurait, par exemple, pu augmenter les taxes. Il y a quelques jours, le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a déclaré que cette restriction permettrait aux Algériens de ne pas gaspiller leurs réserves de devises… Oui, c’est ce qu’il a dit. On voit là un mode de fonctionnement qui ne respecte pas les règles de droit. Le gouvernement n’a aucune visibilité sur le développement futur de ce secteur. Le cahier des charges qui a été imposé aux opérateurs automobiles évoque un taux d’intégration difficile à atteindre, sans aucune stratégie pour y arriver. Le gouvernement est dans une logique de contrainte et non d’incitation positive comme cela a été fait dans d’autres pays, comme l’Afrique du Sud. Dans ce pays, le marché automobile était pendant longtemps protégé par des taxes douanières très élevées. Mais à partir des années 2000, il a initié une politique d’incitation en encourageant à la fois les exportations et les importations. Les unes ne peuvent pas marcher sans les autres. Restreindre l’assemblage automobile à dix opérateurs aboutirait à des situations de monopole L’Algérie n’est pas membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ne pensez-vous pas que cela explique sa vision souverainiste de l’économie ?
C’est une vision en tout cas anachronique par rapport à la réalité mondiale. Elle est liée à l’absence de volonté des décideurs algériens de se conformer aux règles de l’OMC. Mais en même temps, et c’est cela qui est paradoxal, le pays est lié à l’Union européenne (UE) par un accord d’association qui va beaucoup plus loin que les exigences de l’OMC. Je pense que le blocage sur le dossier de l’OMC est dû à deux facteurs. Un : l’administration algérienne manque de compétence pour négocier ce genre d’adhésion. Elle n’a pas non plus l’habitude de faire appel à des cabinets étrangers pour accomplir cette mission. Deux : se conformer aux règles de l’OMC signifie renoncer à un certain nombre de leviers discrétionnaires que le pouvoir algérien veut conserver sur l’économie. Ces restrictions dans le marché de l’assemblage automobile ne risquent-elles pas d’aboutir à des situations de monopole ? On veut lutter contre la rente mais on ne fera que la consacrer… C’est évident. Le système politique en Algérie a toujours fonctionné sur la base de la redistribution de la rente. Et le tour de vis récent dans le secteur automobile s’inscrit dans cette logique. On va créer des monopoles et des oligopoles pour transférer des rentes sans mesure incitative. C’est anti-économique. Pour organiser une industrie automobile, il faut développer un écosystème autour (sous-traitants, équipementiers, service après-vente…). Cela nécessite une intégration dans les chaînes mondiales, c’est-à-dire une capacité à exporter. Or, le marché algérien, aussi important soit-il, n’est pas suffisant pour justifier l’installation de projets de premier rang. C’est le choix inverse de celui du Maroc, qui a misé sur sa transformation en hub industriel destiné à l’export. Dans le secteur automobile, l’Algérie a mis la charrue avant les bœufs Vers où s’achemine le secteur automobile en Algérie ?
Dans les années à venir, on va probablement améliorer le taux d’intégration locale (formations, service après-vente…). Mais sur le fond, je ne crois pas que la politique du gouvernement algérien aboutira au développement d’un véritable écosystème industriel intégré. Il n’est pas dans une logique d’export. Il veut satisfaire la demande locale et redorer son image politique. Quelle viabilité alors pour les projets de Renault et PSA en Algérie ? Ces deux constructeurs ont les parts les plus importantes du marché algérien. Ils ont investi pour accéder au marché local et non pour développer une capacité à l’export comme l’a fait le Maroc. L’erreur qu’a commise l’Algérie est qu’elle a misé dès le départ sur l’assemblage automobile et non sur l’installation d’équipementiers et de fabricants de pièces de rechange comme l’a fait la Tunisie. Elle a mis la charrue avant les bœufs. Malheureusement, ce modèle ne peut pas fonctionner.
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