« Travail, pain, liberté et dignité » : récit d’une journée de colère à Tunis
À l’appel du collectif « Fech Nestanew », ils étaient plus d’un millier ce vendredi à Tunis pour protester contre la vie chère en Tunisie. Une vague de protestation qui s’est étendue dans plusieurs grandes villes.
À 13 heures, ce vendredi 12 janvier, c’est l’heure de la prière mais aussi le coup d’envoi de la manifestation, organisée par le collectif « Fech Nestanew » (Qu’est-ce qu’on attend), dans plusieurs villes tunisiennes. « Pluie ou pas, les manifestations auront lieu ! », avait-on pu lire sur les réseaux sociaux durant la matinée. À Tunis, le rendez-vous est donné au centre-ville, devant le gouvernorat, bâtiment qui symbolise le pouvoir.
Un peu plus loin sur l’avenue Bourguiba, où le 14 janvier 2011 la foule avait crié « dégage ! » au régime de Ben Ali, les passants sont rares mais dans les cafés, certains attendent déjà le départ de la manifestation.
Les souvenirs des derniers événements
Tous commentent les événements récents. Ils s’accordent sur le fait que les pillages, les braquages et les routes coupées qui ont marqué les nuits des 8, 9 et 10 janvier derniers ne sont pas le fait des mouvements protestataires.
« Ces jeunes ne portaient aucun slogan, c’est comme s’ils attendaient un feu vert pour enchaîner les violences », lance Temime Zaouchi, un agent de voyage, tandis que son voisin de comptoir se souvient, non sans nostalgie, que Ben Ali est parti un vendredi comme celui-là il y a sept ans. Il se rappelle aussi que le 12 janvier 2011, la grève générale de Sfax, à l’est de la Tunisie, avait donné un tournant définitif à ce qui allait devenir la révolution tunisienne.
Une semaine de protestation et trois nuits d’affrontements se sont soldées par 778 arrestations. La plupart sont des jeunes casseurs mais également des syndicalistes et des sympathisants du mouvement « Fech Nestanew».
>>> A LIRE – Qui sont les militants de « Fech Nestanew », qui mobilise contre la vie chère en Tunisie ?
« Surtout pas de casse ! »
En face, sur les marches du théâtre municipal, un attroupement se crée. Ils sont une centaine à se préparer à se diriger vers le siège du gouvernorat. Mais l’atmosphère est subitement plus tendue. Très nombreuses, les forces de police en cagoule ou casquées, se sont déployées. Certaines sont en position, tandis que d’autres sillonnent l’avenue en moto ou en voiture.
Leur objectif n’est pas de contrer les manifestants mais d’éviter tout débordement. En face de la cathédrale, un agent spécifie à ses collègues : « Surtout pas de casse ! Il ne faut pas que la situation échappe à tout contrôle, génère des violences et une image négative de la Tunisie. » « Après tout, nous aussi, sommes concernés par les augmentations », renchérit un de ses collègues.
Le contrat entre la société et les partis politiques est rompu
Comme lui, 68 % des Tunisiens jugent la situation économique très mauvaise, selon un sondage publié le 10 janvier par le Centre d’études et de recherches relevant de l’Institut républicain international (IRI), proche du parti Républicain américain. La remise en cause de la loi de Finances 2018, à l’origine de la flambée des prix, est la revendication principale du mouvement mais au-delà, ce dernier exprime toutes les frustrations et la colère de ceux qui n’ont pas été entendus.
« Ô Intérieur, nous t’aurons par notre pacifisme »
« Le contrat entre la société et les partis politiques est rompu », lance Henda Chennaoui, porte-parole du collectif « Fech Nestanew ». Encore faut-il qu’il y ait eu un contrat, dans la mesure où les revendications d’équité, d’emploi et de bien-être général « n’ont été satisfaites par aucun des dix gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ». Le collectif a recensé les principales revendications et souhaite en faire part au gouvernement sans que ce dernier « ne veuille l’entendre », précise-t-il.
Les jeunes ont le sentiment d’avoir été utilisés par les politiques sans que leur sort ne se soit amélioré
Entre temps, la police montre des signes de nervosité et bloque l’accès au gouvernorat. Des manifestants, des jeunes pour la plupart, les narguent en chantant « Ô Intérieur, nous t’aurons par notre pacifisme », tandis que des slogans anti-gouvernementaux fusent avec en leitmotiv : « Le peuple veut l’annulation de la loi de Finances. Pas un jet de pierre ou de bouteille, ne répondons pas à la provocation, montrons que nous manifestons pacifiquement ! », crie un organisateur.
Les escaliers du théâtre municipal se transforment alors en une tribune populaire. Les slogans se font plus forts : « Le peuple des villes et des campagnes est à la peine » ; « La pauvreté et la faim augmentent » ; « Le peuple en a assez des nouveaux Trabelsi » ; « La Tunisie est un peuple et pas un gouvernement »…
« Travail, pain, liberté et dignité »
« Les jeunes ne sont pas indifférents. Ils ont le sentiment d’avoir été utilisés par les politiques sans que leur sort ne se soit amélioré », précise Nefla, venue de Ben Arous, dans la banlieue de Tunis. Aziz, lui, explique que la Tunisie des exclus, ceux qu’on appelle « les zawalis », doit se faire entendre.
Les mots d’ordre se font plus durs, remettent en cause le chef du gouvernement, réclament la chute du gouvernement, avant de reprendre le slogan de 2011 : « Travail, pain, liberté et dignité ».
Cette marche exprime aussi la perte de confiance à l’égard du pouvoir et de la politique
Au final, ils sont près d’un millier à s’être réunis sous la pluie et à dresser un carton jaune au gouvernement, en le menaçant d’un carton rouge, signifiant sa fin. Les analystes penseront sûrement qu’il s’agit d’un épiphénomène, mais à 48 heures de la commémoration du 14 janvier 2011, date du déclenchement de la révolution, la manifestation de « Fech Nestanew » dit tout le désenchantement et l’amertume des Tunisiens, notamment les jeunes qui réclament le droit de travailler et de ne pas avoir faim. Elle exprime aussi la perte de confiance à l’égard du pouvoir et de la politique, et dénonce l’infiltration et l’instrumentalisation par les islamistes des manifestations des derniers jours.
Une rupture qui s’ajoute aux multiples factures régionales et idéologiques qui brisent le pays.
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