Tunisie : pourquoi le peuple s’en « foot »
Frida Dahmani est journaliste, correspondante de Jeune Afrique à Tunis.
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Frida Dahmani
Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.
Publié le 8 juillet 2014 Lecture : 3 minutes.
On connaît les grandes étapes qui ont marqué les trois dernières années en Tunisie : révolution, transition et élections, une voie royale qui devrait conduire au capitole de la première démocratie arabe. Noble et fantastique projet ; mais les choses ne sont jamais simples quand il s’agit d’humains.
Au fil des mois la confusion a pris le pas sur la raison, nul besoin de chercher des coupables, nul besoin de crier haro sur les politiciens et les médias qui, faute de savoir entretenir la flamme de la motivation, ont soulevé des nuages de fumée à la limite du toxique. De manière certes discutable, ils sont bien dans leur rôle d’apprentis sorciers animateurs de la première partie du spectacle électoral prévu pour novembre 2014. Mais pour comprendre ce qui se passe en Tunisie, ce n’est pas là qu’il faut chercher.
Il y a lieu de revenir à cet homo tunisianus qui perçoit le monde d’abord à travers ses affects, réagit de manière épidermique, vit tout comme une menace sans pour autant se prémunir et préfère parler plutôt qu’agir. Signe de grosse fatigue pour certains, quête d’un second souffle pour ceux qui s’essaient au marathon de la chose publique sans entraînement préalable. Ceux là ne sont pas à l’abri d’élongations et de blessures qui imposent une sortie de terrain. Mais le handicap le plus lourd est cette terrible indifférence qui prime chez la grande majorité.
Il ne s’agit pas que d’un peuple peu préparé au jeu démocratique, ni à un besoin de grandes vacances, c’est un subtil mélange entre une culture où la passivité est une doublure du fatalisme et une incompréhension de la tour de Babel politique et sociale. Et les citoyens préfèrent se réfugier en masse sur leurs strapontins de spectateurs.
La soirée du 4 juillet a été édifiante. Le mouvement de protestation contre les actions terroristes a réuni à grand peine 200 personnes à la Kasbah, siège du gouvernement. Vingt kilomètres plus loin, à Carthage, ils étaient plus d’un millier, au bord de la crise de nerf, qui tentaient d’arracher les derniers billets pour les spectacles de Stromae et Yanni, tandis qu’en face, sur la rive Sud du Golfe de Tunis, le jebel Boukornine était en flammes sous le regard impassible des promeneurs venus prendre le frais sur les plages.
Les élites, au lieu de produire du sens, sont paralysées.
Au même moment l’Instance indépendante supérieure des élections (Isie) annonçait qu’en 13 jours seuls 60 000 électeurs sur 4 millions s’étaient enregistrés auprès des bureaux de vote. On peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres mais ceux-là sont éloquents : le peuple préfère regarder ailleurs.
"M’inscrire pourquoi ? De toutes manières on sera roulés dans la farine et personne ne défendra nos droits", assène avec fatalisme et désinvolture un garçon de café. C’est cette voix là qui prévaut et c’est elle qui va compter. Son effet est déjà perceptible par le désintérêt face aux prochaines élections, il sera dévastateur quand il se traduira par une forte abstention. Les jeunes, les zawalis, les oubliés du développement n’y croient plus – si tant est qu’ils y aient jamais cru -, et nul ne semble avoir le charisme et les arguments nécessaires pour secouer cette torpeur citoyenne.
Les élites, au lieu de produire du sens, sont paralysées comme des lapins pris dans les phares d’une voiture. Certains ne reconnaissent plus leur pays, comme si la révolution avait mis au monde un alien, sale, bête et méchant qu’ils aiment même s’il les révulse.
Entre temps, les partis se déchirent, les islamistes jouent sur du velours en sifflant le rassemblement de leurs troupes et les progressistes continuent à ne pas être totalement intelligibles comme s’ils n’avaient pas tiré les leçons du scrutin de 2011. Mais tous ne portent pas les débats sur les questions de fonds, aucun ne présente un programme explicitant sa vision du pays sur le prochain quinquennat. La Tunisie navigue à vue ; reste un espoir : le sursaut de dernière minute. Qu’il ait pour origine le dernier sang versé par les jihadistes ou un ras le bol généralisé, la dernière augmentation des cigarettes ou tout simplement une certaine vacuité post Coupe du monde, souhaitons qu’il ait lieu. Mais pour le moment, "le peuple s’en foot", ironise un agitateur culturel.
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