Bénin – Alain Dossou : « Le droit de grève n’est pas absolu »
Fin décembre 2017, une loi a arraché le droit de grève aux fonctionnaires de certains secteurs. Une interdiction justifiée, selon Alain Dossou, juriste spécialiste du droit de travail et chercheur au Centre béninois du droit et des institutions politiques.
Le 28 décembre 2017 et le 2 janvier 2018, les députés béninois ont adopté deux textes de loi qui retirent le droit de grève aux fonctionnaires de certains secteurs dits « sensibles » comme la justice, la santé et la sécurité. Dans les rangs des syndicats, l’heure est à la colère et à la mobilisation générale pour faire échouer ces textes qui ne sont pas encore promulgués.
Leur principal argument : le caractère fondamental du droit de grève. Un argument que rejettent du revers de la main certains experts. Le juriste Alain Dossou présente ici comment plusieurs points tirés de l’arsenal juridique béninois et du droit comparé justifient l’interdiction de la grève dans certains secteurs.
Jeune Afrique : Le droit de grève est-il un droit fondamental ?
Alain Dossou : Sans ambages oui, sur le plan théorique. Mais, en pratique, c’est un droit qui entre en conflit ouvert avec certains droits fondamentaux considérés comme supérieurs, comme le droit à la vie, à la santé et à la sécurité. Ces droits ne sauraient être mis en péril par le droit de grève. Et même, dans les principes de l’Organisation internationale du travail (OIT), la grève peut être interdite seulement pour certains agents intervenant dans les services essentiels.
Que recouvre la notion de services essentiels ?
Ce sont des services dont l’interruption risquerait de mettre en danger la vie, la sécurité ou la santé de plusieurs personnes.
En fait, chaque pays a la liberté de définir ses services essentiels
L’OIT, plus précisément le Comité de la liberté syndicale, définit très strictement les services essentiels comme étant des services où la grève peut être interdite et il cite une liste non exhaustive de ces services : les services hospitaliers, les services d’électricité, les services d’approvisionnement en eau, les transports aériens, etc.
La justice fait-elle partie des services essentiels ?
En fait, chaque pays a la liberté de définir ses services essentiels. Les autorités béninoises, en les écoutant, considèrent le travail des magistrats comme un élément essentiel du service public de la justice. En vérité, le besoin de justice est quotidien, vital et les institutions chargées de le satisfaire ne sauraient fonctionner de façon discontinue. Par rapport à un tel secteur et à d’autres que je viens d’évoquer, le droit de grève n’est pas absolu et ne saurait l’être.
En France, par exemple, les magistrats ne vont pas en grève
Même dans un pays comme l’Allemagne, bien que l’OIT demande que les restrictions du droit de grève soient limitées aux services essentiels, l’interdiction de la grève est générale pour les fonctionnaires qui peuvent cependant organiser des manifestations collectives de mécontentement. Je pense que certains agents chargés d’assurer le fonctionnement des services, dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays, ne devraient pas jouir du droit de grève. En France, par exemple, les magistrats ne vont pas en grève.
Pourtant, en considérant que l’État reconnaît et garantit le droit de grève, la Constitution béninoise ne fait pas de distinction ?
Certes, l’article 31 de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 dispose que l’État reconnaît et garantit le droit de grève. Mais le constituant a constamment dit que l’encadrement d’un tel droit est du ressort du législateur. L’article 98 de la Constitution estime, par exemple, que c’est la loi qui détermine les principes fondamentaux du droit du travail, de la sécurité sociale, du droit syndical et du droit de grève. Le constituant a clairement voulu que le législateur encadre le droit de grève. Et le principe de l’interdiction a toujours prévalu dans la loi.
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Par exemple, l’article 2 de la loi portant exercice du droit de grève de 2002, dit que ses dispositions s’appliquent aux personnels civils de l’État et des collectivités territoriales ainsi qu’aux personnels des établissements publics, semi-publics ou privés, à l’exception des agents à qui la loi interdit expressément l’exercice du droit de grève. Par cette disposition, le législateur a déjà annoncé qu’une autre loi allait intervenir pour préciser les secteurs dont les agents sont interdits du droit de grève. Et c’est d’ailleurs dans ce cadre que le parlement a voté, le 26 septembre 2011, la loi portant règles générales applicables aux personnels militaires des forces de sécurité publique et assimilés en République du Bénin. Cette loi prive certains agents publics comme les douaniers, les personnels des Eaux et Forêts du droit de grève au nom de l’ordre public et du principe sacro-saint de continuité du service public.
En Afrique, le cas du Bénin est-il unique ?
Il existe des restrictions ou des interdictions du droit de grève un peu partout dans le monde. En Afrique, dans les pays où est appliqué le système juridique français, c’est le législateur qui définit les conditions du droit de grève. Dans des pays comme le Sénégal, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire ou le Togo, les magistrats, par exemple, ne peuvent entreprendre une action concertée de nature à arrêter ou à entraver le fonctionnement des juridictions ou d’y participer, même si parfois ils peuvent se constituer en syndicat.
Le recours déposé par les syndicats a de faibles chances de prospérer
Cette interdiction concerne d’autres corps comme les militaires au Togo, la police, les douaniers au Sénégal, etc. Et quand on observe ces types de fonctionnaires, ce sont les mêmes qui sont pratiquement interdits de grève en France : les magistrats, les militaires, les policiers, auxquels il faut ajouter les agents pénitenciers…
Les syndicats prévoient de déférer l’affaire devant la Cour constitutionnelle du Bénin. Quelles sont leurs chances de voir leur recours prospérer?
Les chances sont minces. Depuis 2011, la religion de la Cour constitutionnelle est faite sur le sujet. Lorsque la loi interdisant le droit de grève aux douaniers a été votée en 2011, un recours a été déposé devant la Cour constitutionnelle qui, par une décision en date du 30 septembre 2011, a dit que le droit de grève, bien que fondamental, n’est pas absolu.
Le raisonnement de la Cour à l’époque est le suivant : « le constituant veut affirmer que le droit de grève est un principe à valeur constitutionnelle, mais qu’il a des limites et habilite le législateur à tracer lesdites limites en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la préservation de l’intérêt général auquel la grève est de nature à porter atteinte ».
Certes, cette décision était, à l’époque, un revirement jurisprudentiel par rapport à une décision de 2006 où la Cour avait affirmé que le droit de grève était absolu. Mais il n’est pas de l’habitude de cette Cour de changer d’opinion indéfiniment. Donc il y a de très fortes chances qu’elle réitère sa position de 2011. Le contraire serait d’ailleurs considéré même comme un élément d’insécurité juridique.
Et que peuvent faire concrètement les syndicats ?
L’atout majeur d’une organisation syndicale, c’est la force de la négociation. Les syndicats concernés par le retrait du droit de grève, ainsi que leurs partenaires dans le bras de fer qui s’observe, doivent mettre toute leur force de négociation dans la balance pour obtenir du gouvernement des mesures compensatoires, comme le suggère un des principes de l’OIT et qui dit que l’interdiction de grève soit compensée. Mais ce serait illusoire de se battre pour le retrait des textes votés, surtout si la Cour constitutionnelle les déclare conformes à la Constitution.
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