Immunités pour les crimes internationaux : l’Union africaine doit faire preuve de courage politique

Publié le 20 juin 2014 Lecture : 6 minutes.

Par Karim Lahidji, Président de la FIDH, et tous les membres africains du Bureau international de la FIDH, Souhayr Belhassen, Sheila Muwanga Nabachwa, Dismas Kitenge Senga, Drissa Traoré, Paul Nsapu, Alice Mogwe, Mabassa Fall

Les 15 et 16 mai 2014, des Ministres de la Justice des États membres de l’Union africaine (UA) se sont réunis à Addis-Abeba, en Éthiopie, pour travailler sur le projet d’extension de la compétence de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme au volet pénal. Voilà plusieurs années que l’UA élabore les modalités d’une telle réforme qui permettrait à la Cour africaine de poursuivre et juger les responsables de crimes graves, notamment de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide. À l’issue des travaux, les Ministres ont proposé d’amender l’article 46A Bis du projet d’extension en y incorporant une clause qui interdirait toute poursuite pénale contre les chefs d’État et de Gouvernement de l’UA en exercice, toute autre personne agissant ou habilitée à agir en cette qualité durant leur mandat et tout haut fonctionnaire de l’État selon ses fonctions. Ces Ministres viennent de consacrer l’immunité de fonction pour les responsables des crimes les plus graves.

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Manque de cohérence et de courage politique

Cette proposition d’amendement, si elle venait à être validée, symboliserait le manque de cohérence et de courage politique des États membres l’UA. Elle viole les dispositions de l’Acte constitutif de l’Union africaine qui l’oblige à condamner et rejeter l’impunité (article 4.o) ; les engagements pris par le Conseil de paix et de sécurité de l’UA de rendre justice aux victimes de crimes internationaux ; les résolutions de la Commission africaine des droits de l’homme et des Peuples (CADHP) sur la lutte contre l’impunité en Afrique ; le statut de Rome de la CPI, ratifié par 34 des 54 États membres de l’UA ainsi que l’ensemble des statuts des juridictions pénales internationales ;  la Constitution du Kenya dont l’article 143(4) interdit l’immunité du/de la Président(e) dans le cas où il/elle serait poursuivi(e) en vertu d’un traité international en vigueur dans le pays et qui interdit cette immunité. Plus largement cette proposition irait à l’encontre des obligations internationales des États parties à ce nouvel instrument, au terme du droit international coutumier et des obligations conventionnelles existant en matière de répression des crimes de droit international.

L’adoption d’un tel amendement donnerait un blanc-seing aux auteurs et responsables de crimes abominables

Alors même qu’au Soudan, en Centrafrique, en République démocratique du Congo (RDC), ou au Soudan du Sud, l’impunité a constitué un terreau fertile à la résurgence de conflits toujours plus meurtriers, l’adoption d’un tel amendement donnerait un blanc-seing aux auteurs et responsables de crimes abominables, qu’ils exercent ou non des fonctions au sein de l’appareil d’État. Il s’agirait là d’un véritable manque de courage politique et d’un signal épouvantable adressé aux victimes et citoyens africains. D’où vient-elle l’idée que les Africains et leurs dirigeants doivent être jugés en Afrique ?

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Changer la donne ?

L’UA peut encore changer la donne. Les chefs d’État et de gouvernement, qui seront réunis du 20 au 27 juin 2014 pour leur 23ème Sommet ordinaire, doivent, individuellement, faire valoir leurs engagements et faire prévaloir la justice pour les millions de victimes des crimes commis sur le continent africain. Ces chefs d’État et de gouvernement  doivent refuser de valider cet amendement qui n’est pas dans l’intérêt de l’Afrique et de ses populations. L’UA doit au contraire saisir l’opportunité des débats en cours pour développer une stratégie globale de lutte contre l’impunité des crimes de droit international et enrayer durablement les conflits et crises politiques qui frappent notre continent. Une telle stratégie doit impérativement inclure un soutien aux poursuites des auteurs et responsables de crimes devant les juridictions nationales, régionales et internationales le cas échéant, ainsi qu’un soutien à la complémentarité avec la Cour pénale internationale, à des processus de justice transitionnelle effectifs, et elle doit également consacrer le principe d’égalité devant la loi.

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L’UA doit apporter son soutien politique, technique, matériel et financier aux États membres engagés dans la poursuite des auteurs et responsables de crimes internationaux devant leurs propres juridictions. En Centrafrique, où les exactions contre les civils se poursuivent, face au délabrement de l’appareil judiciaire national, l’UA doit soutenir la Cellule spéciale d’enquête et d’instruction (CSEI) mise en place par décret présidentiel le 9 avril 2014 pour poursuivre les auteurs des crimes internationaux perpétrés depuis le début du conflit et les responsables des groupes armés qui sont encore actifs. L’UA doit parallèlement soutenir la demande formulée par les autorités centrafricaines auprès du bureau de la procureure de la CPI l’appelant à ouvrir une enquête sur les crimes commis depuis le 1er août 2012.

L’UA doit apporter son soutienaux États membres engagés dans la poursuite des auteurs et responsables de crimes internationaux.

L’implication de l’UA est également attendue en Côte d’Ivoire, où malgré quelques timides avancées judiciaires sur le plan national, les victimes des violences post-électorales de 2010/2011 continuent d’attendre que lumière soit faite sur les circonstances de ces actes et que les responsables soient traduits devant une justice nationale impartiale et équilibrée. L’UA doit là aussi soutenir la CSEI mise en place et s’assurer qu’elle soit en mesure de poser des actes concrets. L’UA est attendue en RDC où elle doit appuyer les efforts de poursuites des auteurs de crimes internationaux, de réparation pour les victimes, et notamment l’adoption de l’avant-projet de loi relatif à la création des Chambres spécialisées mixtes, en Guinée-Conakry pour les victimes du massacre du 28 septembre 2009, au Kenya pour celles des violences post-électorales de 2007/2008 ou encore au Soudan pour celles des conflits en cours au Sud Kordofan, au Nil Bleu et au Darfour.

L’UA doit également veiller à ce que les efforts de poursuite entrepris en Libye contre les responsables du régime de Kadhafi respectent non seulement les droits des victimes à la justice et à réparation mais se conforment également pleinement aux garanties internationales du droit à un procès équitable. Ces impératifs de justice et de lutte contre l’impunité mis à mal par une justice paralysée en raison notamment de la situation sécuritaire doivent par ailleurs s’étendre à tous les responsables des crimes les plus graves commis non seulement sous Kadhafi, pendant les événements de 2011 mais également depuis la chute du régime de Kadhafi par les différents acteurs responsables de tels crimes.

La stratégie globale de l’UA pour lutter contre l’impunité doit aussi inclure un soutien à la mise en place de processus de justice transitionnelle effectifs, en particulier au Burundi, pour que les initiatives menées dans ce sens depuis l’accord d’Arusha (2000) ne restent pas vaines ; ou encore au Mali où un tel processus doit contribuer aux efforts nationaux de restauration et de maintien de la paix. 

L’UA doit se faire le relais de ces impératifs de justice dans ses échanges avec la CPI. Elle doit s’en faire le relais partout où la violence prévaut sur le respect de la règle de droit, sur le droit des victimes à vérité, justice et réparation et où les victimes continuent de côtoyer leurs bourreaux. Pour cela, l’UA doit se mobiliser pour un renforcement de l’universalité du statut de Rome et renforcer son dialogue avec la Cour, en facilitant par exemple l’établissement d’un bureau de liaison à Addis Abeba.

À l’occasion de son 23e sommet, l’UA peut encore et doit changer la donne et ne pas confirmer les critiques qualifiant cette institution de syndicat des dictateurs. Les millions de victimes de crimes internationaux doivent être respectées. La lutte contre l’impunité, le sort et l’intérêt des victimes des atrocités de masse doivent être l’objectif essentiel des réformes envisagées.

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1. Tous membres du Bureau international de la FIDH : Karim Lahidji, Président ; Souhayr Belhassen, Présidente d’Honneur (Tunisie) ; Sheila Muwanga Nabachwa (Ouganda), Dismas Kitenge Senga (RDC) et Drissa Traoré (Côte d’Ivoire), Vice Président(e)s ; Paul Nsapu (RDC), Secrétaire Général ; Alice Mogwe (Botswana), Secrétaire Générale adjointe et Mabassa Fall (Sénégal), Représentant auprès de l’Union africaine.

2. Article 143(4) de la Constitution du Kenya (2010): “The immunity of the President under this Article shall not extend to a crime for which the President may be prosecuted under any treaty to which Kenya is party and which prohibits such immunity”.

 

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