Nigeria : de l’impéritie de la police à la brutalité de l’armée

Après avoir rendu compte de la réorganisation en cours des forces de sécurité du Nigeria, confrontées à de nombreux enjeux sécuritaires, Laurent Touchard* se penche sur leur état d’esprit. Et sur leurs relations avec une population qu’elles sont censées protéger.

Des soldats nigérians dans les rues de Baga, dans l’Etat de Borno, en avril 2013. © Pius Utomi Ekpei/AFP

Des soldats nigérians dans les rues de Baga, dans l’Etat de Borno, en avril 2013. © Pius Utomi Ekpei/AFP

Publié le 18 juin 2014 Lecture : 9 minutes.

* Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

Après avoir abordé dans un précédent billet la question de l’organisation des Forces armées du Nigeria, venons-en à l’état moral, aux capacités des forces de sécurité du pays…

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Une réforme du secteur de la sécurité (RSS) nécessaire mais bancale

Lancée à partir de 2000, la réforme du secteur de la sécurité (RSS) vaut aussi – et même davantage – pour la police que pour l’armée. Comme pour cette dernière, le projet de transformation démarre sur les chapeaux de roues, avec une volonté manifeste de rebâtir une institution démocratique au service des Nigérians. Toutefois, alors que la RSS marque le pas pour le militaire, elle se se transforme en vaste catastrophe dans le cas de la police.

Dans un premier temps, les salaires sont rehaussés, mais surtout, entre 2000 et 2004, 40 000 policiers sont recrutés chaque année. D’environ 140 000 en 1999, leurs effectifs grimpent ainsi à 330 000 cinq ans plus tard ! Une recommandation de l’ONU stipule qu’un rapport minimum d’un policier pour 400 habitants est souhaitable  ; avec 330 000 hommes, le Nigeria s’en rapproche. Sauf qu’il ne s’agit que de chiffres, non de la réalité du terrain. Dans les faits, en raison de la répartition des effectifs, des spécificités géographiques et démographiques des États, le rapport se situe souvent à un pour 600 habitants. Parfois, il n’est que d’un pour 900 !

Pour répondre aux quotas de recrutement fixés, des individus peu scrupuleux ou physiquement inaptes ont été enrôlés en quantité !

Négligée jusqu’en 1999, l’institution ne manque pas seulement d’effectifs compétents, mais aussi d’équipements  : les armes, les véhicules, les moyens de communications font défaut. Le niveau des fonctionnaires est déplorable. Si l’embauche massive de 2000 à 2004 règle – en apparence – le problème des effectifs, il en crée un autre… Les capacités de formation déjà limitées, ne sont plus du tout à la hauteur pour absorber cet afflux de personnels. Pas assez d’instructeurs, des infrastructures insuffisantes… Pis, pour répondre aux quotas de recrutement fixés, des individus peu scrupuleux ou physiquement inaptes ont été enrôlés en quantité !

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Au bilan, cette masse de 330 000 hommes se transforme en un fardeau écrasant. En 2007, environ 11 000 sont remerciés, dont un grand nombre ayant été recrutés entre 2000 et 2004. Mesure davantage symbolique que réellement efficace. Cette situation reste figée jusqu’en 2012-2013, aucune solution valable n’étant véritablement apportée (ni même cherchée) aux carences humaines et matérielles.

Salaires insuffisants, corruptions et méfiance des Nigérians

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Si les salaires augmentent après les élections de 1999, leurs niveaux restent néanmoins modestes. Trop modestes. Un inspecteur honnête peut alors espérer gagner environ 1 000 dollars par an (environ 1 143 en dollars constants 2014), un policier de base, 442 dollars (505 en dollars constants 2014)  ! Moins d’une cinquantaine de dollars par an, pour un travail ingrat, souvent dangereux… Les fonctionnaires prennent donc d’eux-mêmes les mesures qui s’imposent  : racket, corruption…

Sous-payés et corrompus, insuffisamment entraînés, mal équipés en dehors de quelques unités spécialisées, ils sont en général incapables de combattre le crime et la subversion. Les civils ne leur font aucunement confiance, en conséquence de quoi, ils ne leur "parlent" pas. Défiance qui induit un dramatique déficit en renseignement humain, pourtant essentiel aux activités policières en général, à la lutte anti-insurrectionnelle en particulier.

Employés par une institution mal aimée (pour ne pas dire détestée), la plupart du temps sans la fierté de l’uniforme qu’ils portent, impuissants à accomplir les missions qui devraient leur incomber, les policiers n’hésitent donc pas à abuser de leurs prérogatives, profitant d’un de leur rare privilège  : l’impunité. Peu scrupuleux, ils commettent de nombreuses exactions, des exécutions extrajudiciaires, à l’instar de l’élimination du chef historique de Boko Haram. Capturé en 2009 par l’armée, Mohammed Yusuf est remis à la police, qui l’abat au cours de ce qui est présenté comme une tentative d’évasion. Explication qui laisse perplexes nombre d’observateurs.

Corruption, laxisme, démission au quotidien des plus motivés qui jalousent les moyens de l’armée résument donc ce qu’est la police nigériane.

Corruption, laxisme, démission au quotidien des plus motivés qui jalousent les moyens de l’armée résument donc ce qu’est la police nigériane. Deux chiffres sont parlants  : Interpol mentionne des effectifs actuels de 350 000 hommes. Dans le même temps, le budget 2014 n’est approximativement que d’un milliard de dollars. C’est à dire environ 2 857 dollars par policier pour les salaires, l’équipement, le coût des enquêtes, des formations… Une misère.

 Lorsqu’ils doivent gérer un conflit, les soldats se montrent fréquemment partiaux. © Pius Utomi Ekpei/AFP

L’armée à défaut de police capable

Cette conjoncture explique beaucoup le développement de Boko Haram. Outre tous les facteurs endogènes (fractures religieuses, sociales…) et exogènes (guerre contre le terrorisme, Aqmi…), la secte (ainsi que d’autres groupes subversifs qui pullulent dans le pays) bénéficie de l’impéritie de la police. Faute d’être éliminés "dans l’oeuf", ses membres disposent de l’espace minimum de "gestation". Ils gagnent en confiance, ils s’imposent dans les zones géographiques et morales où ils s’implantent. Dès lors, la police n’est plus en mesure de juguler le danger.

Conformément à ce qu’autorise la Constitution de 1999, le président n’a alors d’autre choix que de faire intervenir l’armée contre la subversion et en appui des autorités civiles pour restaurer l’ordre. Ce qui pose un autre problème  : même si la thématique des opérations au profit de la sécurité intérieure est abordée dans les manuels d’instruction de l’armée nigériane, les militaires manquent autant d’entraînement en la matière que de mesure dans leurs réactions aux problèmes de violences. À leur décharge, ceux-ci sont confrontés à une menace qui relève, au départ, des compétences de la police, de ses unités d’intervention et spéciales…

Brutalité militaire et faiblesses des compétences dans la lutte anti-insurrectionnelle

Les civils n’apprécient pas plus les soldats que les policiers. En dépit de leur implication dans des missions de maintien de la paix comme au Liberia, en Sierra Leone, au Darfour, ou encore au Mali, beaucoup de Nigérians conservent une image négative de l’armée "politique" d’avant 1999. Sentiment que renforce la brutalité "légendaire" des militaires lors des précédentes crises intérieures. Quant aux missions de maintien de la paix, en dépit de la bonne réputation qu’elles confèrent au pays, elles sont entachées de pléthore de vols, d’agressions sexuelles, d’actes d’indiscipline… Par ailleurs, si le problème de la drogue est tabou, il existe bel et bien…Quant à l’entraînement, s’il est meilleur que dans la police, il n’est pas non plus exceptionnel. Nuançons toutefois : d’importants efforts sont accomplis depuis plusieurs mois. Le dernier en date – début juin 2014 – consistant à réactiver des centres de formation à l’échelle divisionnaire.

Face aux attaques de Boko Haram qui se multiplient, la réponse qu’apporte l’armée pourrait être caricaturée par cette formule lapidaire "Tirer dans le tas !"

Lorsqu’ils doivent gérer un conflit, les soldats se montrent fréquemment partiaux, favorisant le "camp" communautairement ou religieusement le plus proche d’eux. Cette attitude est particulièrement prégnante lors des émeutes qui éclatent après les élections de 2011. Dans un pays socialement, religieusement, économiquement fragmenté, les conséquences de ces partis pris peuvent être terribles.

Autre fléau  : l’impunité dont bénéficient les militaires, plus encore que les policiers. Quels que soient leurs actes, ils ne risquent pas de passer devant la justice. À tel point qu’un comité de notables de Maiduguri sollicite de Jonathan Goodluck qu’il retire la Joint Task Force (JTF) censés les protéger  ! Face aux attaques de Boko Haram qui se multiplient, la réponse qu’apporte l’armée pourrait être caricaturée par cette formule lapidaire "Tirer dans le tas !". Phénomène qui accentue l’attrait pour l’autodéfense et l’organisation locale, officieuse, de groupes idoines, avec tous les dangers inhérents en terme d’instabilité.

Capacités d’anticipation anémiques et Chibok

À l’incurie dans le recueil, l’exploitation et la diffusion du renseignement, répond l’apathie intellectuelle de l’armée, incapable d’anticiper, de faire preuve de "créativité militaire". Les objectifs potentiels de Boko Haram sont mal ou pas protégés. Quelques mois avant Chibok, début juin 2013, des militaires malmènent des étudiants dans une école coranique. Facteur déclencheur d’une infernale spirale de violences contre les étudiants et écoliers, qui deviennent la cible de Boko Haram à partir du 16 juin. Leur folie meurtrière culmine le 6 juillet 2013. Dans l’école de Mamudo (Etat de Yobe), ils massacrent alors 42 enfants et surveillants. Shekau dément que son groupe soit responsable. Mais sa responsabilité ne fait guère de doute. De fait, les établissement scolaires apparaissent clairement comme des cibles privilégiées de la secte. Pourtant, en dépit de cette menace avérée, ses membres vont réussir un kidnapping de masse, à l’école de Chibok, le 14 avril 2014.

À Chibok, donc, selon de nombreux témoignages, l’armée savait deux heures avant l’opération des terroristes. Plus précisément, des responsables locaux auraient averti les militaires de Dambua et de Maiduguri dans la soirée du 14. Le commandant de la petite section de la localité aurait lui aussi été informé. Il aurait à son tour rendu compte, sans délai, demandant des renforts en urgence. Requête restée sans réponse. Or, pour faire face au raid, il ne dispose en tout et pour tout que de 17 hommes… Faute de mieux, un dispositif se met en place, dans la hâte. Dispositif trop léger et dispersé ; quand arrivent les combattants de Boko Haram vers 23 heures 45, il vole en éclat. Les soldats battent en retraite, suivis de villageois apeurés de Chibok. La secte peut alors kidnapper les filles, les faire monter dans les camions. Au bilan, 234 écolières prises en otage  ; certaines réussisent à s’évader. Aujourd’hui, 190 sont retenues par Boko Haram.

Une inefficacité que paient cher les Nigérians au quotidien  : plus de 3 600 tués de 2009 à 2013, 1 500 pour les premiers mois de 2014…

Clairement, l’opération terroriste n’est pas très bien montée (les islamistes ne connaissent pas le nombre exact de pensionnaires et manquent de camions, plusieurs dizaines parviennent à s’enfuir…). Remarque qui souligne encore plus l’inefficacité de l’armée. Si la chaîne de commandement avait correctement fonctionné, avec une unité d’intervention rapide disponible en permanence, bénéficiant éventuellement d’un appui aérien léger (hélicoptères), les terroristes auraient pu être interceptés avant d’avoir atteint l’école… Inefficacité que paient cher les Nigérians au quotidien  : plus de 3 600 tués de 2009 à 2013, 1 500 pour les premiers mois de 2014…

Constat terrible que jalonnent les sempiternels actes d’indiscipline et les mutineries, expression de bien plus qu’un malaise. La plus récente de ces "péripéties" survient le 14 mai 2014, à Maiduguri. Des militaires de la 7e Division d’Infanterie accusent leur chef, le général Ahmadu Mohammed, d’oeuvrer en faveur de Boko Haram, de les avoir envoyés dans un traquenard. En conséquence de quoi, ils ouvrent le feu sur le général qui réussit à s’échapper de justesse… Troisième commandant nommé de la 7e Division alors que celle-ci n’existe qu’à peine depuis un an, le général vivait sa deuxième mutinerie… Autre illustration du climat délétère : l’action de l’armée pour saisir des journaux, les 6 et 7 juin 2014, après le colportage de rumeurs (une arme de Boko Haram tout aussi efficace que les bombes) concernant des informations que des généraux auraient fourni à Boko Haram (faisant écho à la mutinerie du 14 mai)… Autant d’incidents graves qui laminent l’efficacité de la lutte contre Boko Haram.

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>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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