Chine : Tian’anmen, un massacre, vous êtes sûr ?
Dans la nuit du 3 au 4 juin 1989 sur la place Tian’anmen, le Printemps de Pékin était écrasé par les chars. Vingt-cinq ans après, à l’école comme dans les médias, ce sanglant épisode reste tabou.
Ding Ziling nous reçoit dans son petit appartement des faubourgs de Pékin. Depuis vingt-cinq ans, elle incarne les mères des victimes du massacre de la place Tian’anmen. "C’était dans la nuit du 3 au 4 juin 1989, se souvient-elle, des sanglots dans la voix. Je n’oublierai jamais ce qui s’est passé. Le souvenir me hantera jusqu’au bout."
Devant une tasse de thé, elle ressort d’un vieux classeur les photos de son fils tombé sous les balles des militaires : "Il venait de fêter ses 17 ans, c’était encore un enfant. L’armée lui a tiré dessus alors qu’il fuyait vers une bouche de métro." Après un silence, elle plisse les yeux et reprend : "Prise d’un mauvais pressentiment, je lui avais dit de ne pas rejoindre les étudiants sur la place Tian’anmen. Mais il ne m’a pas écoutée. À 10 h 30, il a pris son vélo et n’est jamais revenu." Cette nuit de juin, Ding Ziling l’a revécue des milliers de fois.
Un quart de siècle plus tard, la Chine reste très marquée par ce drame, qui aurait fait, selon les sources, entre 1 500 et 3 000 morts. Un bilan jamais confirmé.
Le mouvement avait pourtant modestement commencé, le 27 avril 1989, par un rassemblement d’étudiants sur la place symbole du pouvoir chinois, au coeur de Pékin, face à la Cité interdite. Derrière diverses revendications, il y avait surtout l’aspiration de la jeunesse de l’époque à plus de liberté et de démocratie. Les autorités avaient d’abord choisi de laisser faire et n’avaient même pas réagi à l’installation d’une réplique en plâtre de la statue de la Liberté face au portrait géant du président Mao !
Peu à peu, les rangs des manifestants grossissent, le mouvement gagne des centaines de villes de province. Certains entament une grève de la faim, on passe de l’expression d’aspirations démocratiques à une véritable critique du maoïsme et de la corruption. Fin mai 1989, on compte plus d’un million de contestataires à travers le pays. Le pouvoir commence à s’inquiéter, et la loi martiale est proclamée. En une nuit, la place Tian’anmen est évacuée par les chars.
"Le président Deng Xiaoping pensait que si les dirigeants lâchaient le Parti, cela provoquerait un chaos qui mènerait le pays à la faillite. Dans les années 1960 et 1970, les hommes au pouvoir avaient tous vécu la Révolution culturelle, ils ne voulaient à aucun prix revivre ça. D’autant que la misère était immense. Personne ne possédait de réfrigérateur, de téléviseur ou de machine à laver. Ça ne justifie par leur choix, mais ça l’explique", souligne la sinologue Marie Holzman, qui, à Paris, a accueilli de nombreux exilés au lendemain du massacre.
Les derniers acteurs du Printemps de Pékin sous surveillance
Vingt-cinq ans après, le "6/4" – comme le nomment les Chinois – reste tabou. Le sujet est interdit dans les médias et à l’école. On n’en parle qu’en baissant la voix. "À l’école, on nous a toujours dit que les soldats avaient tiré en l’air et que les étudiants étaient manipulés par les Américains, raconte une jeune fille. On préfère ne pas s’en souvenir, on n’en parle jamais à la maison. C’était sûrement horrible, mais c’était il y a longtemps."
Le devoir de mémoire ? Connaît pas. "La démocratie, le constitutionnalisme, la société civile, le président Xi Jinping ne veut toujours pas en entendre parler. De tout temps, l’Empire chinois a eu cette capacité de faire coexister une apparence sereine, confucianiste, avec une réalité très dure, qui est la colonne vertébrale du pouvoir", explique Marie Holzman.
Comme chaque année à la même époque, les derniers acteurs du Printemps de Pékin sont placés sous étroite surveillance. Beaucoup ont fui à l’étranger et ne sont jamais revenus. D’autres sont restés et vivent depuis vingt-cinq ans sous l’oeil du Bureau de la sécurité publique (BSP), le bras policier du Parti communiste.
C’est le cas de Zhou Duo. Ce brillant intellectuel vit aujourd’hui avec sa femme dans un appartement confortable de la banlieue de Pékin, entouré de ses livres d’histoire et de ses disques de musique classique. Il a conservé des cahiers d’écolier où des dizaines d’articles de l’époque sont archivés. On le voit avec ses camarades de 1989, le bras levé ou en grande discussion avec des soldats. Zhou était l’un des émissaires désignés par les étudiants pour tenter de négocier avec le pouvoir. "C’était le choc de deux cultures, se souvient-il. La Chine des années 1980 restait très marquée par les années Mao. À l’inverse, les intellectuels haïssaient la pensée communiste et commençaient de s’ouvrir à l’influence occidentale."
À la question de savoir la Chine a changé, Zhou Duo esquisse une grimace : "Vous savez, à l’époque de Mao, quelqu’un comme moi aurait été fusillé mille fois, et je n’aurais pas été en mesure de répondre à vos questions. Le fait que je puisse vous parler est déjà un progrès. Mais c’est vrai que mieux vaut rester discret : la route est encore longue vers la démocratie."
Plusieurs acteurs majeurs de cette époque ont été fermement priés de ne pas répondre aux questions des journalistes étrangers. Mis à l’écart ou menacés, ils tiennent des discours souvent très virulents à l’endroit du pouvoir.
Accusée de divulguer des secrets d’État, la journaliste Gao Yu a disparu pendant dix jours. À 70 ans et après six ans de prison, elle risque une nouvelle condamnation. Il y a quelques semaines, elle est apparue à la télévision, le visage flouté, exprimant ses "profonds remords". Une autocritique dans la grande tradition communiste. Quatre autres personnes ont été arrêtées, et des artistes fermement tancés. La chape de plomb n’a toujours pas été levée sur la terrible nuit du 4 juin.
Le 3 juin 1989, la foule afflue sur la place Tian’anmen. © CATHERINE HENRIETTE / AFP
Les jeunes de 2014 mangent des hamburgers et portent des vêtements de marque
La Chine a pourtant bien changé depuis 1989. Les discours de cette dissidence ne rencontrent désormais que peu d’écho au sein d’une société avant tout préoccupée par son bien-être matériel. "L’argent l’a emporté sur les idéaux de 1989, estime l’universitaire français Jean-Luc Domenach, grand spécialiste de l’Asie. Toutes les dénonciations de l’époque sur l’immoralité du pouvoir se sont pourtant confirmées."
"Les jeunes de 2014 mangent des hamburgers et portent des vêtements de marque. Mais lorsque vous leur parlez du 4 juin 1989, ils n’ont qu’une vague idée de ce qui s’est vraiment passé, c’est à nous de le leur apprendre", explique Qi Zhiyong, un ancien de Tian’anmen qui perdit une jambe lors de la répression et fit par la suite plusieurs années de prison. Son obstination lui vaut de vivre aujourd’hui en résidence surveillée dans un petit studio de douze mètres carrés. Quelques jours après cette interview, Qi Zhiyong a reçu l’injonction de quitter la capitale et de ne plus parler aux étrangers.
"Aujourd’hui comme hier, les dirigeants n’envisagent pas une seconde de lâcher le pouvoir, que détient, seul, le Parti communiste, dit encore Marie Holzman. Mais leurs raisons ont changé. Il y a vingt-cinq ans, ils ont réellement eu peur de voir le pays basculer de nouveau dans le chaos, et ça explique l’entrée des chars dans Pékin. Désormais, ils ont réussi à hisser la République populaire jusqu’au sommet de l’économie mondiale. S’ils étaient contraints de renoncer au pouvoir, ils perdraient cette puissance, et donc cette richesse. Ce n’est donc plus une raison idéologique, mais économique, qui explique la permanence de cette chape de plomb."
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