Michel Sidibé : Sur le sida, « l’Afrique est en train de se prendre en main »

La guerre contre la pandémie n’est pas encore gagnée, reconnaît le directeur exécutif de l’Onusida, Michel Sidibé. Mais en dix ans, de grandes batailles ont été remportées.

Michel Sidibé est à l’Onusida depuis 2001. © Nicolas Lieber/Onusida

Michel Sidibé est à l’Onusida depuis 2001. © Nicolas Lieber/Onusida

Publié le 9 juin 2014 Lecture : 6 minutes.

Sur la lutte contre le sida, Michel Sidibé est intarissable. Lorsqu’il nous reçoit dans ses bureaux genevois, il prend son temps pour détailler les progrès considérables de ces dernières années (22 % de décès en moins en dix ans en Afrique subsaharienne) et pour nous expliquer pourquoi États, bailleurs et ONG doivent malgré tout rester mobilisés. À 61 ans, le directeur exécutif de l’Onusida est un homme passionné : l’entretien qu’il a accordé à Jeune Afrique a duré beaucoup plus longtemps que prévu, et Sidibé a manqué de faire attendre Paul Kagamé, le chef de l’État rwandais, avec lequel il devait ensuite s’entretenir… Interview.

Jeune Afrique : En Afrique subsaharienne, le nombre de nouvelles infections par le virus du sida a chuté, tout comme le nombre de décès. De plus en plus de gens ont accès aux traitements… Peut-on affirmer que nous allons vers la fin de l’épidémie ?

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Michel Sidibé : Pour la première fois, on peut dire que la trajectoire de l’épidémie est en train d’être brisée. Il y a quelques années, seuls deux pays en Afrique, ­l’Ouganda et le Sénégal, servaient de modèle en la matière ; aujourd’hui, trente-trois ont stabilisé ou réduit le nombre d’infections au VIH.

Néanmoins, la maladie est toujours là. Dix-huit millions de personnes dans le monde sont toujours en attente d’un traitement, 50 % de ceux qui vivent aujourd’hui avec cette maladie ignorent leur statut sérologique, et chaque année des milliers de personnes sont encore infectées. Il ne faut donc pas se méprendre : nous n’avons pas encore gagné.

La recherche a-t-elle fait des progrès ?

Oui, et tout est allé très vite. Il faut se rappeler qu’il y a à peine vingt ans nous n’avions pas de médicaments ! Puis il y a eu l’époque des trithérapies, quand les malades avalaient dix-huit comprimés par jour. Aujourd’hui, ils n’en prennent plus qu’un par jour, et bientôt, nous l’espérons, ils n’en prendront plus qu’un tous les quatre mois.

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Notre connaissance de la maladie s’est aussi améliorée : nous savons dorénavant qu’en mettant les gens très tôt sous traitement on peut réduire de 96 % le risque de transmission, que la circoncision limite le risque d’infection ou qu’une prise en charge sociale des jeunes filles les rend moins vulnérables. Quant aux recherches pour trouver un vaccin, elles sont en cours, mais il faut être clair : cela prendra encore du temps.

La morosité économique, en Europe surtout, a-t-elle des conséquences sur le financement de la lutte contre le sida ?

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Il y a aujourd’hui une vraie solidarité entre les pays du Nord et les pays du Sud. L’année dernière, près de 19 milliards de dollars [13,9 milliards d’euros] ont été alloués à la lutte contre le sida dans les pays à faibles et moyens revenus. Près de 53 % de ces ressources ont été le fait des États eux-mêmes. Du jamais-vu ! Sur ce point, l’Afrique est même un modèle, puisque ses ressources domestiques ont augmenté de 150 %.

Quels sont "les bons élèves" sur le continent ?

Des pays comme le Rwanda, la Côte d’Ivoire, le Kenya ou l’Éthiopie ont fortement augmenté les budgets consacrés à la lutte contre le sida. Mais le cas le plus frappant est celui de l’Afrique du Sud : au plus fort de l’épidémie, il y avait jusqu’à 1 000 décès et 1 900 nouvelles infections par jour. Depuis, des progrès spectaculaires ont été accomplis et le pays est aujourd’hui complètement indépendant dans sa riposte face à la maladie. Mieux : c’est le pays qui, après les États-Unis, consacre le plus d’argent à la lutte contre le sida, avec un budget annuel de 2 milliards de dollars. Plus de 2 millions de personnes y sont sous traitement, et l’Afrique du Sud produit même ses propres antirétroviraux.

Mais si ce sont surtout les États qui financent aujourd’hui la lutte contre le sida, cela ne signifie-t-il pas que les bailleurs internationaux s’en désintéressent ?

Je ne partage pas cette analyse. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’y a plus d’un côté les pays qui ont de l’argent et de l’autre ceux qui ont des problèmes. Je vois émerger une Afrique qui pense son développement au-delà de l’aide extérieure et qui veut imposer sa vision. Au niveau de la lutte contre le sida, c’est la même chose : nous sommes passés d’une dépendance financière quasi totale vis-à-vis de l’étranger à une réappropriation progressive de la réponse à apporter. Et c’est quelque chose qui est nécessaire si l’on veut un jour, par exemple, mettre en place un système réglementé de fabrication de médicaments sur le continent. C’est d’ailleurs l’un des défis majeurs aujourd’hui, car 85 % des médicaments utilisés dans nos pays viennent toujours d’Inde, alors que nous pourrions les produire chez nous.

L’homophobie, très répandue en Afrique, a-t-elle des conséquences sur la lutte contre le sida ?

Il est évident que les lois qui excluent ou criminalisent les homosexuels les obligent à se cacher et les éloignent des services de santé. Lorsqu’ils sont infectés, ils continuent donc à transmettre la maladie.

Mais ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est qu’en Afrique l’épidémie n’est pas de nature homosexuelle, mais hétérosexuelle. Les homosexuels font certes partie des populations à risque, mais ils ne sont pas les seuls. Nous avons aussi de grosses inquiétudes chez les jeunes filles, les migrants, les prisonniers, les prostituées, les drogués… Nous ne mettrons jamais fin à l’épidémie si nous n’abordons pas la question de toutes ces populations à risque.

Ces poussées homophobes ne sont-elles pas la preuve que l’Afrique n’est pas encore prête à ouvrir le débat sur les droits des homosexuels ?

Il faut d’abord éviter les raccourcis : on fait de l’homophobie une question purement africaine, alors qu’elle ne l’est pas. Il y a aujourd’hui 78 pays dans le monde qui ont des lois homophobes et ils ne sont pas tous africains. Loin de là. Partout il y a un débat profond entre les partisans d’un certain conservatisme sociétal et ceux d’une société plus libérale.

Ensuite, il faut être pragmatique : si le débat est uniquement axé sur les droits civils, comme le mariage gay, il est clair qu’il y aura systématiquement une levée de boucliers dans la plupart des pays africains. Par contre, si on le déplace, comme le fait le Rwanda, sur le terrain de la justice sociale, de l’accès aux médicaments, du droit à la vie et à la dignité, on progressera beaucoup plus vite.

>> Pour en savoir plus : L’Afrique, le continent homphobe ?

En février, la Banque mondiale a suspendu le versement d’un prêt de 90 millions de dollars à l’Ouganda à cause de sa législation homophobe. Qu’en pensez-vous ?

On ne doit pas pénaliser l’ensemble d’une population qui souffre et qui a besoin de services de santé à cause de la position d’un gouvernement qui nous déplaît. Cette approche risque d’être contre-productive, car les gens peuvent avoir des réactions épidermiques. La Banque mondiale aurait plutôt dû créer un espace de dialogue afin de montrer à l’Ouganda et aux autres pays qui adoptent ce type de textes que cela va à l’encontre de toute justice sociale.

Le pape François, qui est considéré comme réformateur, ne s’est pas encore exprimé sur le port du préservatif. Est-ce une déception pour vous ?

L’Église aura toujours du mal avec certaines questions, mais il faut travailler avec elle sur les terrains où elle peut nous aider à avancer, tout en continuant de dialoguer avec elle autour du port du préservatif. Lorsque nous rencontrons ses représentants, nous leur expliquons, par exemple, que dans certains pays 40 % des nouvelles infections se font au sein du couple. Que conseiller à un couple dans lequel l’homme est infecté et la femme non ? Le divorce ? Faut-il les encourager à avoir des relations non protégées ? Ce sont des questions très concrètes qui doivent interpeller l’Église mais aussi l’ensemble de la société.

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