Les « Ateliers de la pensée », ou la nécessité d’un projet politique commun en Afrique

Le socio-politologue Fred Éboko évoque la deuxième édition du festival des « Ateliers de la pensée » qui a eu lieu en novembre dernier à Dakar. L’importance et le besoin d’une Afrique politique est ce qu’il en retient.

Lors des Ateliers de la pensée en 2016, au Sénégal. © DR / ADP 2016 / Guuillaume Bassinet

Lors des Ateliers de la pensée en 2016, au Sénégal. © DR / ADP 2016 / Guuillaume Bassinet

fred ekobo
  • Fred Eboko

    Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), à Paris.

Publié le 7 février 2018 Lecture : 4 minutes.

«Le nouveau siècle s’ouvre sur un déplacement historique majeur. L’Afrique – et le Sud de manière générale – apparaît de plus en plus comme l’un des théâtres privilégiés où se joue le devenir de la planète. » C’est sur ces mots qu’Achille Mbembe et Felwine Sarr ont ouvert l’argumentaire des « Ateliers de la pensée » (ADLP), qui se sont tenus au début de novembre 2017, à Dakar.

Lancé un an plus tôt, ce « festival des idées », qui avait alors regroupé une vingtaine de personnalités, a élargi lors de cette deuxième édition son éventail de talents afro-­diasporiques avec un nombre encore plus important de participants.

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Une telle concentration de compétences venues d’Afrique, d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord et des Caraïbes a donné à la cité de la Teranga, l’espace d’une semaine, le statut de capitale culturelle et intellectuelle de cette « Afrique-Monde » voulu par les organisateurs, Mbembe et Sarr. Et dont l’objectif est de déconstruire et reconstruire la place de l’Afrique dans un monde qui ne se pensera plus sans elle.

Felwine Sarr, écrivain sénégalais, est également agrégé d’économie et éditeur. À Paris, le 23 février 2016 © Léo-Paul Ridet/Hans Lucas pour Jeune Afrique

Felwine Sarr, écrivain sénégalais, est également agrégé d’économie et éditeur. À Paris, le 23 février 2016 © Léo-Paul Ridet/Hans Lucas pour Jeune Afrique

L’objectif est de déconstruire et reconstruire la place de l’Afrique dans un monde qui ne se pensera plus sans elle

La plupart de ces créateurs d’idiomes artistiques et scientifiques ne se seraient sans doute jamais rencontrés. Cet exploit logistique et intellectuel relève de la volonté de dépasser les vieilles lignes de fracture entre l’Afrique et le reste du monde, de dire différemment la vitalité de l’Afrique dans le monde.

« Afrique » et « diasporas africaines »

Même si ça n’a pas été clairement évoqué, il est indéniable que la question du phénotype est au cœur de la construction identitaire qui façonne les réflexions des diasporas dites africaines. Dans un échange qui avait l’air d’une petite digression, l’ancienne journaliste française Audrey Pulvar et l’écrivain économiste camerounais Célestin Monga ont donné un aperçu du « choc des civilisations ».

Alors que la star des médias de l’Hexagone évoquait le souffle planétaire qu’avait constitué l’élection de Barack Obama à la Maison-Blanche, le chief economist à la BAD, qui a passé treize ans à la Banque mondiale, à Washington, a rétorqué que l’élection de Barack Obama ne lui avait fait « ni chaud ni froid », arguant que, dans sa vie d’étudiant, il avait « déjà eu Cheikh Anta Diop ». Sous-entendu, il n’a pas attendu l’élection d’un Noir à la tête des États-Unis pour avoir des figures africaines et des modèles noirs auxquels il puisse s’identifier.

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Audrey Pulvar, présidente de la Fondation pour la nature et l’homme, est née à la Martinique, Célestin Monga a vu le jour au Cameroun. La joute amicale et symbolique de ces deux personnalités ne manifeste pas seulement les huit mille kilomètres qui séparent leurs lieux respectifs de socialisation. Ce bref échange souligne fort à propos la diversité des « mondes » que recouvrent les appellations « Afrique » et « diasporas africaines » et plus encore les malentendus historiques qui peuplent ces univers.

Achille Mbembe, historien camerounais installé à Johannesburg, le 25 juillet 2012 © Marc Shoul/Jeune Afrique

Achille Mbembe, historien camerounais installé à Johannesburg, le 25 juillet 2012 © Marc Shoul/Jeune Afrique

Il faut une pensée critique qui ne se contente pas de persifler

Cependant, leurs combats lointains contre des formes différentes de domination ont un incontestable point commun, au cœur des ADLP. Mbembe et Sarr expliquent : « Pour ceux et celles qui, pendant longtemps, ont été pris dans les rets du regard conquérant d’autrui, le moment est donc unique de relancer le projet d’une pensée critique qui ne se contenterait pas seulement de persifler. »

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Croiser le fer

Il ne s’agit pas de nier les différences construites par l’histoire et la géographie, ni celles qui sont liées à la vertueuse diversité que portent les dissidences issues de professions variées. Pour la philosophe ­franco-congolaise Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences, agrégée et docteure en philosophie de l’université ­Paris-8, il n’est pas seulement question d’assignation et de stigmatisation identitaires contre lesquelles il faudrait croiser le fer, mais d’un projet politique.

>>> À LIRE – L’Afrique peut redéfinir sa place dans le monde, si elle joue collectif

Celui « d’une exigence de retour [en Afrique] » qu’il ne faut pas prendre au premier degré, car une partie des acteurs en question est née hors d’Afrique. Kisukidi incarne en quelque sorte ce que doit être ce projet politique : dire l’Afrique, repenser le continent, panser ses apories dans un élan dont le souffle se situe dans l’hémisphère Sud.

Dire l’Afrique, repenser le continent, panser ses apories dans un élan dont le souffle se situe dans l’hémisphère Sud

En convoquant la notion du « Muntu » (« l’humain/la tête », en langue kongo) remise à l’ordre du jour par le philosophe et sociologue camerounais Fabien Eboussi Boulaga, la philosophe franco-congolaise prolonge une piste qui en croise d’autres, ailleurs.

Ces références, issues de la densité des œuvres d’Eboussi Boulaga et du philosophe congolais (RD Congo) ­Valentin-Yves Mudimbe, rejoignent une autre puissante source d’inspiration qui a parcouru une grande partie des débats au début de décembre, à Dakar : Édouard Glissant (1928-2011).

>>> À LIRE – Édouard Glissant, poète-philosophe du « Tout-Monde »

C’est de son œuvre titanesque que provient le « Tout-Monde » qui a inspiré l’épine dorsale de la pensée des ADLP. Le « Tout-Monde » comme l’« Afrique-Monde » visent donc à penser le monde, en échangeant et en le changeant. C’est ce projet au long cours que portent Mbembe et Sarr.

Avec les talents qu’ils sélectionnent, le Camerounais et le Sénégalais décrivent et analysent les lignes de fond du monde contemporain. Ainsi, les réflexions issues de leurs travaux permettent de mieux appréhender l’actualité dont les dérives et dérapages (de la crise des migrants au discours de Trump) posent des questions de fond.

Les ADLP sont à l’image de cette « Afrique-Monde » portée par une exigence éthique et un engagement intellectuel de premier plan

Ces réflexions rencontrent, aujourd’hui plus qu’hier, un concert inédit de réponses émanant des cercles de plus en plus nombreux des diasporas, dont les ADLP sont une puissante incarnation. Les ADLP sont à l’image de cette « Afrique-Monde », portée par une exigence éthique et un engagement intellectuel de premier plan.

Cette double ambition va au-delà du continent et prolonge un monde en création, de Pointe-à-Pitre à Port Harcourt, de Bujumbura à Bruxelles, de Paris à Johannesburg.

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