La philosophie « Ubuntu » dans le traitement du cancer
À l’occasion de la journée mondiale contre le cancer, qui a lieu dimanche, le Dr Christian Ntizimira présente les cinq points tirés de son expérience au Rwanda, qui permettraient d’améliorer le traitement contre le cancer en Afrique, notamment en prenant davantage en considération les soins palliatifs.
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Dr Christian Ntizimira
Spécialiste de la politique de la douleur et des soins palliatifs dans l’organisation rwandaise des hospices et des soins palliatifs à Kigali, et chercheur associé à l’université de Harvard (États-Unis)
Publié le 2 février 2018 Lecture : 5 minutes.
La journée mondiale contre le cancer se déroule chaque année le 4 février et donne lieu à diverses manifestations, conférences et événements particuliers pour sensibiliser le monde politique, médical, les ONG et j’en passe, afin d’intensifier l’effort dans le traitement du cancer.
D’un continent à l’autre, la perception du problème peut fortement varier car le fossé ne cesse de se creuser entre les pays développés et les pays en voie de développement. Ce qui ne manque évidemment pas de créer une inégalité dans le traitement médical contre ce fléau, en dépit de l’effort de sensibilisation.
Le savoir-faire médical se heurte aussi, et surtout, au contexte socio-culturel rwandais
Il est regrettable, toutefois, que la lutte contre ce fléau ne prenne pas en considération un domaine pourtant essentiel, celui des « soins palliatifs », qui est considéré à tort comme un échec dans l’effort de guérison. C’est pourtant un apport complémentaire essentiel en faveur de la dignité du patient.
La pratique au Rwanda
En 2011, j’ai reçu une bourse de l’université de Harvard pour une formation d’un an sur l’apprentissage et la pratique des soins palliatifs. Une fois sur place au Rwanda, j’ai très vite réalisé la difficulté de mettre en pratique sur le terrain ce que j’avais appris. Pour plusieurs raisons, d’abord médicales : difficile, en effet, de trouver de la morphine dans le pays. Mais pas seulement.
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Dans un contexte traumatique post-génocide des Tutsis, le savoir-faire médical dans cette spécialité se heurte aussi, et surtout, au contexte socio-culturel rwandais, qui détermine le comportement et la compréhension des choses, aussi bien du côté des patients que de leurs familles. Or, c’est un frein considérable au traitement, que ne perçoivent pas nécessairement le corps enseignant et le personnel soignant. Les soins palliatifs sont pourtant essentiels pour une personne en fin de vie.
Voici un exemple. En 2012, Mr. Sibomana (nom d’emprunt), âgé de 67 ans, a été admis dans notre hôpital de Kibagabaga, amené par sa famille suite au diagnostic d’un cancer avancé au niveau de l’estomac. Le patient, issu de la classe moyenne, était un intellectuel formé dans une école catholique. Sa famille n’avait jamais accepté qu’il soit mis au courant de sa maladie, craignant que cette information ne l’affecte psychologiquement et que l’équipe médicale ne cesse de le soigner. Ce que j’ignorais.
Qui t’a donné le droit de dire au malade de quoi il souffre ?
Mon équipe et moi l’avons donc informé, ce qui a provoqué la visite de la famille (une dizaine de personnes) dans mon bureau, m’adressant ce reproche : « Qui t’a donné le droit de dire au malade de quoi il souffre ? » La famille était persuadée que nous voulions précipiter sa mort, en lui annonçant une telle nouvelle. Quel contraste avec la réalité occidentale, où le patient est maître de son destin ! Dans ce contexte socio-culturel, j’étais également confus vis-à-vis de l’éthique médicale. C’est seulement après des années d’observations et d’interviews que j’ai compris que l’aspect socio-culturel compte beaucoup pour les patients et leurs familles, au Rwanda, mais aussi en Afrique. Négliger ou omettre cette réalité serait une atteinte à la dignité et à l’humanité du patient et de sa famille.
Dans ce contexte rwandais, et plus largement africain, j’ai tiré plusieurs leçons au cours de ma pratique avec mon équipe :
Un patient mourant est un patient vivant
Aussi longtemps qu’un patient est vivant, il est considéré comme un être vivant à part entière, avec sa dignité et sa position sociale vis-à-vis de sa famille et de sa communauté, en dépit de sa mobilité réduite et de son inaptitude à pratiquer certaines activités. Parler de la mort n’est souvent pas d’actualité.
Une personne malade appartient directement à sa famille et/ou à sa communauté
Le patient n’est pas une entité isolée. Mais il se définit comme une « âme », c’est-à-dire qu’au même titre qu’il est difficile de séparer l’interaction entre l’âme, l’esprit et le corps, il est également difficile de dissocier l’autonomie du patient et les choix de sa famille, ou de sa communauté, dans la gestion de la maladie. Pour une meilleure prise en charge du patient, il est essentiel de donner une place importante à la famille.
Dans chaque famille, il y a une personne qui ressort comme étant la plus influente
Il faut souvent avoir son aval pour gérer la situation du patient (financière, matérielle, etc.). Il est important d’associer cette personne et d’établir un bon contact avec elle pour harmoniser la coordination. Il peut s’agir d’un oncle, d’une tante, d’une personne qui vit à l’étranger ou d’une personne qui prend financièrement en charge le patient. Son niveau d’éducation ne doit également pas être un facteur d’exclusion.
Tout patient est un être spirituel, sans que ce soit pour autant en relation avec une croyance religieuse
Il est important de comprendre que la spiritualité du patient dépend de la façon dont il a déterminé le « sens » et « l’essence de sa vie ». Cela peut être lié à une religion, une personne, un totem, un bien matériel… Des aspects très importants en Afrique.
« Ubuntu »
Enfin, le patient et sa famille sont enracinés dans une philosophie africaine définie comme « Ubuntu », ce qui signifie en langue Xhosa : « Je suis ce que je suis à cause de vous » ou « une personne se définit comme une personne à travers d’autres personnes ». Cela m’a permis de comprendre la nature même de l’identité du patient, qui engage aussi une relation étroite avec nous, le personnel soignant.
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Aujourd’hui, face à une déchéance de l’éthique humaine et morale, qui a amené certains pays à considérer l’euthanasie, le suicide assisté par un médecin, comme une forme de réponse au problème de fin de vie et un droit à l’autonomie du patient, il est important de se poser cette question : cela ne cache-t-il pas une souffrance sociale des patients et une détresse psychologique de leurs familles dans une société souvent égoïste ?
Les valeurs socio-culturelles de l’Afrique pourraient aussi bien être une réponse, qu’une contribution à l’humanité. L’Afrique pourra également jouer ce rôle de « conscience ». Je ne me fais pas d’illusion à ce sujet. Comme Jean de La fontaine l’a si bien décrit dans Les Animaux malades de la peste : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de la cour vous rendront blanc ou noir. »
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