Le Gabon à l’heure du pétrole
À l’occasion de la commémoration du cinquième anniversaire de la mort d’Omar Bongo Ondimba, le 8 juin, « Jeune Afrique » met en ligne un article de ses archives sur les premiers moments de l’adhésion du Gabon à l’Organisation des pays producteurs et exportateurs de pétrole (OPEP), paru dans son n°755 du 27 juin 1975.
Pendant trois jours (9-11 juin 1975), Libreville a été la capitale pétrolière du monde. Heure après heure, 35 journalistes venus de tous les horizons tenaient le monde au courant de ce qui se passait au Gabon. Le bulletin quotidien de Libreville titrait tous les jours : "À l’heure de l’OPEP". Cette focalisation a permis de constater que l’Afrique centrale a, elle aussi, son "émirat" qui grille les étapes du développement. Un développement bien visible : Libreville a désormais son lot de bâtiments publics et privés qui ne renieraient pas le Koweït. Et si les voitures y sont généralement moins luxueuses, elles sont abondantes au point de provoquer des encombrements. Hier encore petite capitale à l’aspect colonial, Libreville a changé de visage.
Toute cette agitation n’a pas fait perdre pour autant le sens des réalités au président Bongo qui nous reçoit dans son vaste bureau. Souriant et détendu, il nous explique sa politique pétrolière qui ne changera pas avec l’admission du Gabon comme membre à part entière de l’OPEP. "Cette organisation est un tout mais, en son sein, chacun prend son pain comme il l’entend". Pas question donc, de prendre une participation de 60% dans le capital des sociétés pétrolières installées au Gabon. Le président Bongo, qui entretient avec les sociétés pétrolières, et notamment Elf-Gabon, des rapports étroits et confiants, ne veut pas tuer la poule aux œufs d’or car il sait que le pétrole gabonais – tout au moins pour l’instant – n’est pas surabondant et que son exploitation est difficile. "En tout cas, nous discuterons", dit-il.
12 millions de tonnes
Il cite le cas des pays qui ont pris le monopole de leur pétrole et commencent à le regretter. Opposé aux excès, le président cherchera-t-il un juste équilibre qu’il est sûr de trouver avec ses partenaires car ce sont des gens "sérieux" ? Mais si l’actualité a mis le Gabon en vedette sur la scène internationale, M. Bongo n’en dit pas moins : "Il ne faut pas chercher à faire du tam-tam autour des 12 millions de tonnes que nous exploitons pour le moment".
Engagé sur la voie de la participation qu’il a érigée en "dogme pragmatique", le premier gabonais ne veut pas de société d’Etat qui augmenteraient encore un nombre de fonctionnaires qu’il estime déjà trop élevé. Il cherche l’efficacité pour son pays et une bonne image dans le monde capitaliste international. Pour lui, l’efficacité en matière pétrolière peut se traduire par quelques chiffres : 102 milliards de francs CFA de recettes pour l’année 1975, soit 68 % du budget. Ce pactole pour un pays peu peuplé n’est pas obtenu au détriment de l’avenir. Pour cette même année 1975, les pétroliers consacreront 20 milliards à la recherche contre 13 milliards en 1974. Cette politique est indispensable car, en l’état actuel des réserves, la production devrait plafonner en 1976-1977 et diminuer ensuite. Des équipes sillonnent ainsi le Moyen-Ogooué se livrant à des études sismiques pourtant déjà effectuées il y a une quinzaine d’années. Tout ce travail exige beaucoup d’argent et de patience. "Il ne faudra pas se décourager pendant cinq ans", nous dit M. Portal, le président d’Elf-Gabon.
"Provision pour investissements diversifiés"
La confiance totale que le président accorde à Elf-Gabon dépasse le cadre pétrolier. M. Portai est devenu une sorte de conseiller technique pour les affaires industrielles. Une partie des bénéfices de la société est en effet investie sur place dans des projets industriels importants où l’Etat gabonais est partie prenante avec la société pétrolière. Elf-Gabon joue ainsi un rôle de promoteur en recherchant et contrôlant les sociétés étrangères qui mèneront à bien ces projets. Ce système original, né de discussions entre le président et M. Portal, porte le nom de "Provision pour investissements diversifiés".
Neuf projets ont ainsi été lancés, qui vont de la construction d’une unité sucrière à une autre de pâte à papier, en passant par le lancement d’une usine de panneaux destinés aux logements socio-économiques. C’est là un bon exemple de l’intégration du pétrole dans l’économie gabonaise. Pour être moins spectaculaire, l’intégration des autres matières premières n’en est pas moins réelle. L’idée reste la même : développement progressif de la participation nationale ("Tant que nos moyens le permettront, nous augmenterons nos participations dans tout ce qui se fait au Gabon", dit M. Bongo) sans pour autant gêner la mécanique capitaliste, et transformation sur place en produits semi-finis et finis quand le marché mondial le permet. C’est le cas du bois, déjà transformé en contreplaqué et bientôt en cellulose. Dans une plus faible mesure, c’est le cas du manganèse. Le Gabon voudrait que l’uranium subisse également ses premières transformations près du carreau de la mine…
Le grand changement qui s’opère au Gabon résulte néanmoins de l’injection de l’argent du pétrole dans l’économie nationale. Elle s’effectue essentiellement par le canal budgétaire. Les recettes de l’Etat sont passées de 50 milliards en 1973 à 100 en 1974 et à 151 en 1975. Cette accélération est due essentiellement aux effets conjugués de la hausse des prix du pétrole et de l’augmentation de la production.
Les surplus dégagés ont été essentiellement affectés au développement. Ce poste a été multiplié par quatre en 1974 et encore par deux en 1975. Les sommes affectées en 1975 à l’infrastructure sont impressionnantes : plus de 80 milliards de francs CFA. Les grandes rubriques étant les routes et ponts, avec 25 milliards, et le chemin de fer, avec 22 milliards.
Au slogan politique répété inlassablement par le président Bongo, "Gabon d’abord", pourrait être ajouté le slogan économique "Infrastructure d’abord". Les routes est ce qui tient le plus à cœur au président, avec le Transgabonais, facteur d’unification du pays : "Les Gabonais du Nord et du Sud, ceux de l’Ouest et de l’Est ne se connaissent pas", dit-il. L’unification est la condition sine qua non d’un développement harmonieux et durable.
Infrastructure et industrialisation à outrance constituent donc le choix gabonais. Un choix qui a été préféré à une politique des revenus immédiate. Avant de redistribuer les richesses, "il faut d’abord construire le Gabon", souligne le président qui énumère néanmoins quelques mesures prises en faveur de la masse du peuple : suppression des impôts pour les citoyens gagnant moins de 30 000 CFA par mois et par part fiscale (il y a moins de 2 000 Gabonais qui paient des impôts) ; SMIC à 17 500 francs CFA (contre 12 500 en 1973) ; gratuité des soins médicaux, de l’enseignement, allocations familiales pour tous même pour ceux qui ne travaillent pas). Cette politique volontaire qui préfère un futur meilleur à un présent facile n’a pas empêché les retombées pétrolières d’atteindre les Gabonais. Il est difficile d’en mesurer les effets car les derniers comptes économiques datent de 1973. Au commissariat au plan, on estime néanmoins que la production intérieure brute a au moins doublé, voire triplé. La masse salariale (environ 30 % du produit intérieur brut) a certainement beaucoup augmenté. L’examen des procès-verbaux des commissions paritaires qui se sont tenues en 1974 et 1975 pour les secteurs du bois, du commerce, de l’industrie, des mines permet effectivement de constater une hausse importante des salaires. Cette année, elle a été d’environ 20 % pour les bas salaires. Ce chiffre ne traduit pas les augmentations qui résultent de l’étroitesse du marché du travail dans les catégories de main-d’œuvre qualifiée. A Franceville, une société de travaux publics fait ainsi de la surenchère pour débaucher les ouvriers de la compagnie minière voisine. Une surenchère qui atteint 50 %.
Le boom pétrolier se traduit par une accélération phénoménale de la construction publique ou privée. Outre les salaires versés par les entrepreneurs, ce secteur est une source importante de redistribution. La nouvelle bourgeoisie gabonaise est en effet très attachée à la pierre. Elle se fait construire beaucoup de « cases» qu’elle reloue à des tarifs exorbitants car Libreville est sous-équipée en logements. Une villa moderne se loue entre 300 000 et 600 000 francs CFA ! Déjà, en 1973, les revenus immobiliers perçus presque exclusivement par des nationaux atteignaient 11 milliards CFA sur un produit intérieur brut estimé à 173 milliards. Ce chiffre a sûrement été multiplié.
Cette croissance accélérée pose néanmoins des problèmes aigus. La croissance du Gabon n’a pas profité suffisamment aux Gabonais. Ils maîtrisent mal leur économie parce qu’ils se trouvent souvent exclus de fait, sinon en apparence, des leviers de commande du secteur privé, indique une note officielle du ministère du plan. Le développement accéléré de ces dernières années a creusé le fossé entre les nantis et les « oubliés du développement ». Phénomène qui se manifeste, d’une part entre les différentes régions du pays, d’autre part à l’intérieur de chaque région.
Pensons à l’an 2000
Les villes côtières, Libreville et Port-Gentil, constituent des zones privilégiées de développement. Trois régions -Estuaire, Ogooué maritime et Haut-Ogooué – perçoivent 63 % du revenu total du Gabon. "Le revenu monétaire moyen de l’habitant de la région de l’Ogooué maritime est environ deux fois supérieur à celui de l’habitant du Moyen-Ogooué, trois fois supérieur à celui des habitants de la Nyanga et de la Ngouriré, près de quatre fois supérieur à celui des habitants des trois dernières régions", précise une autre note officielle. La même note ajoute que les écarts sont encore plus impressionnants à l’intérieur d’une même région entre le milieu urbain et semi-urbain et le milieu rural.
Cette juxtaposition d’un secteur moderne et d’un secteur traditionnel est un des vrais problèmes du Gabon de demain. Il peut en effet "engendrer un véritable complexe de frustration parmi les populations qui se considèrent comme les laissés-pour-compte du développement". Les responsables du plan insistent donc sur la régionalisation qui devrait se faire, même au détriment de l’optimum économique. Ils estiment qu’il faut déjà raisonner sur le Gabon de l’an 2000. De telle sorte qu’un choix de société soit fait dès maintenant et que les plans d’ici à cette date constituent les marches d’un escalier qui déterminera un ensemble cohérent dans vingt-cinq ans. Les « directives du gouvernement » qui serviront de préface au prochain plan tracent un tableau lucide des distorsions engendrées par le récent boom économique et fixent les principes des corrections à envisager : "Il ne peut plus être question de prolonger les tendances actuelles de l’économie en supposant un certain conservatisme dans les politiques et les comportements, mais d’apporter des solutions nouvelles, originales, aux problèmes économiques et sociaux pour que puissent être satisfaites, rapidement, les légitimes aspirations de la population."
Les dures lois du marché devront donc être atténuées pour que l’augmentation de la production ne soit pas considérée comme une fin. La meilleure répartition des bénéfices sera un objectif essentiel du développement. Le principe d’un développement pour le développement dont les principaux bénéficiaires sont les étrangers devra donc être corrigé.
Les mutations ont été trop rapides et ont détérioré l’équilibre social à un tel point que le gouvernement estime que la "nouvelle société est devenue potentiellement conflictuelle". Les décisions à mettre en oeuvre sont immenses. La première (parce que la plus urgente) concerne sans doute le rapport salaires-prix. Le Gabon subit de plein fouet les hausses des produits importés auxquelles s’ajoute la pénurie de produits vivriers due au mauvais fonctionnement des circuits de distribution et à la désaffection à l’égard des cultures locales. Une dépêche AFP signalait récemment une hausse de ISO % du prix du bâton de manioc depuis le début de l’année. L’évolution de l’indice des 65 articles (correspondant au "bas niveau") traduit mal la réalité : il reflète pour l’année 1974 une augmentation d’environ 16 % et de 0% pour les premiers mois de 1975 car, officiellement, le président Bongo a bloqué les prix. Cette inflation est dramatique pour les bas salaires dont les augmentations compensent à peine la détérioration du pouvoir d’achat. Autre action urgente : la formation. Le développement provoque un appel important de main-d’œuvre. Or, les salariés ne sont ni assez nombreux ni qualitativement adaptés au processus actuel. Une étude récente de l’ONU souligne ces lacunes. Le rendement de l’enseignement primaire est faible : 27,8 % (relation entre les élèves diplômés et les élèves entrant en première année). Dans l’enseignement supérieur et technique, les experts relèvent une inadéquation entre les besoins et l’offre. "Ainsi, la proportion de techniciens supérieurs est trop faible par rapport à celle des cadres supérieurs et la proportion de techniciens est également trop peu élevée par rapport à celle des techniciens supérieurs."
Au pays béni des dieux
La structure de l’enseignement est telle que, dans les prochaines années, il y aura à la fois une réserve de main-d’œuvre sous-utilisée et des milliers de postes sans titulaires nationaux. Conséquences : le Gabon, pour poursuivre son développement, doit faire venir de la main-d’œuvre extérieure. L’étude conclut à une immigration pour la période 1976-1980 (sans tenir compte des besoins imposés par la construction du Transgabonais, soit environ 3 000 personnes) de 3 000 qualifiés, de 2 000 à 2 500 spécialisés, de 6 000 manœuvres (soit 17 % de la main-d’œuvre banale en 1980). "Dans l’ensemble, le recours à la main-d’œuvre étrangère atteindrait 32 % des besoins en main-d’œuvre pour la période 1976-1980."
Ce goulet d’étranglement constitue donc une contrainte importante pour les prochaines années. C’est aussi un facteur de déséquilibre social et politique Le président Bongo est conscient du problème et l’a mis à l’étude. Le phénomène concerne les Européens qui continuent d’arriver à un rythme accéléré, notamment dans le secteur du bâtiment et des travaux publics où ils occupent des postes qui descendent très bas dans la hiérarchie. Il concerne aussi tes Africains venant du Sénégal, de Haute Volta et, bientôt du Congo. M. Bongo veut que les immigrés ne restent au Gabon que le temps de remplir la tâche pour laquelle ils ont été recrutés. Après, ils devront repartir, « sinon nous deviendrons une autre Rhodésie », estime-t-il. Le développement gabonais est spectaculaire mais il a engendré des "scories" qui peuvent à terme le remettre en cause. C’est à cette tâche que les responsables devront s’atteler "pour transformer l’essai". Pour que tous les Gabonais bénéficient de la mise en valeur d’un pays béni des dieux.
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Par Pierre Péan
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